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Anthologie

Les Châtiments dans le texte

Accomplissement du genre satirique en France, « Les Châtiments, comme les Annales de Tacite, comme les Satires de Juvénal, sont un livre d’éducation pour les peuples », écrit l’éditeur Hetzel en tête de leur première édition française, en 1870, dix-sept ans après leur édition originale. Premier recueil de Victor Hugo en exil, il se distingue à la fois par sa variété et sa richesse, son lien très étroit avec l’histoire, et ses nombreux poèmes qui sont entrés au panthéon de la littérature française.

France !
Livre I, 1

Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
Texte intégral : Paris, Hachette, 1932
Le premier poème du premier livre tente de répondre à la question : qui parle ? Pour l’instant, c’est un banni anonyme, proscrit, mais debout dans la nuit, qui ne vaut que par ses paroles.

France ! à l’heure où tu te prosternes,
Le pied d’un tyran sur ton front,
La voix sortira des cavernes ;
Les enchaînés tressailleront.
 
Le banni, debout sur la grève,
Contemplant l’étoile et le flot,
Comme ceux qu’on entend en rêve,
Parlera dans l’ombre tout haut ;
 
Et ses paroles qui menacent,
Ses paroles, dont l’éclair luit,
Seront comme des mains qui passent
Tenant des glaives dans la nuit.
 
Elles feront frémir les marbres
Et les monts que brunit le soir ;
Et les chevelures des arbres
Frissonneront sous le ciel noir.
 
Elles seront l’airain qui sonne,
Le cri qui chasse les corbeaux,
Le souffle inconnu dont frissonne
Le brin d’herbe sur les tombeaux.
 
Elles crieront : Honte aux infâmes,
Aux oppresseurs, aux meurtriers !
Elles appelleront les âmes
Comme on appelle des guerriers !
 
Sur les races qui se transforment,
Sombre orage, elles planeront ;
Et si ceux qui vivent s’endorment,
Ceux qui sont morts s’éveilleront.
 
Jersey, août 1853.

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Souvenir de la nuit du 4
Livre II, 3

Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
Texte intégral : Paris, Hachette, 1932
Ce poème devenu célèbre raconte une chose vue, que Victor Hugo récrira en prose dans Histoire d’un crime (IV, 1). La comparaison de ces deux versions est d’après Aragon (Hugo, poète réaliste, 1952) la meilleure leçon de poésie qui soit.

L’enfant avait reçu deux balles dans la tête.
Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;
On voyait un rameau bénit sur un portrait.
Une vieille grand'mère était là qui pleurait.
Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,
Pâle, s’ouvrait ; la mort noyait son œil farouche ;
Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
Il avait dans sa poche une toupie en buis.
On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.
Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?
Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.
L’aïeule regarda déshabiller l’enfant,
Disant : – Comme il est blanc ! approchez donc la lampe !
Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe ! 
Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.
La nuit était lugubre ; on entendait des coups
De fusil dans la rue où l’on en tuait d’autres.
– Il faut ensevelir l’enfant, dirent les nôtres.
Et l’on prit un drap blanc dans l’armoire en noyer.
L’aïeule cependant l’approchait du foyer,
Comme pour réchauffer ses membres déjà roides,
Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides
Ne se réchauffe plus aux foyers d’ici-bas !
Elle pencha la tête et lui tira ses bas,
Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre.
– Est-ce que ce n’est pas une chose qui navre,
Cria-t-elle ; monsieur, il n’avait pas huit ans !
Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents.
Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre,
C’est lui qui l’écrivait. Est-ce qu’on va se mettre
À tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu !
On est donc des brigands ! Je vous demande un peu,
Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre !
Dire qu’ils m’ont tué ce pauvre petit être !
Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus.
Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus.
Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ;
Cela n’aurait rien fait à monsieur Bonaparte
De me tuer au lieu de tuer mon enfant ! 
Elle s’interrompit, les sanglots l’étouffant,
Puis elle dit, et tous pleuraient près de l’aïeule :
– Que vais-je devenir à présent toute seule ?
Expliquez-moi cela, vous autres, aujourd’hui.
Hélas ! je n’avais plus de sa mère que lui.
Pourquoi l’a-t-on tué ? Je veux qu’on me l’explique.
L’enfant n'a pas crié vive la République. 
Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,
Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas.
 
Vous ne compreniez point, mère, la politique.
Monsieur Napoléon, c’est son nom authentique,
Est pauvre et même prince ; il aime les palais ;
Il lui convient d’avoir des chevaux, des valets,
De l’argent pour son jeu, sa table, son alcôve,
Ses chasses ; par la même occasion, il sauve
La famille, l’église et la société ;
II veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l’été,
Où viendront l’adorer les préfets et les maires ;
C’est pour cela qu’il faut que les vieilles grand'mères,
De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.
 
2 décembre 1852. Jersey.

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L’histoire…
Livre III, 13

 Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
Texte intégral : Paris, Hachette, 1932
Connu surtout par son premier vers, ce poème est emblématique du grand renversement des valeurs produit par le Second Empire. Il annonce à la fois « L’Égout de Rome », grand poème du septième livre (VII, 4), et les égouts de Paris dans le cinquième livre des Misérables (V, II).

L’histoire a pour égout des temps comme les nôtres ;
Et c’est là que la table est mise pour vous autres.
C’est là, sur cette nappe où, joyeux, vous mangez,
Qu’on voit, – tandis qu’ailleurs, nus et de fers chargés,
Agonisent, sereins, calmes, le front sévère,
Socrate à l’Agora, Jésus-Christ au Calvaire,
Colomb dans son cachot, Jean Huss sur son bûcher,
Et que l’humanité pleure et n’ose approcher
Tous ces gibets où sont les justes et les sages, 
C’est là qu’on voit trôner dans la longueur des âges,
Parmi les vins, les luths, les viandes, les flambeaux,
Sur des coussins de pourpre oubliant les tombeaux,
Ouvrant et refermant leurs féroces mâchoires,
Ivres, heureux, affreux, la tête dans des gloires,
Tout le troupeau hideux des satrapes dorés ;
C’est là qu’on entend rire et chanter, entourés
De femmes couronnant de fleurs leurs turpitudes,
Dans leur lasciveté prenant mille attitudes,
Laissant peuples et chiens en bas ronger les os,
Tous les hommes requins, tous les hommes pourceaux,
Les princes de hasard plus fangeux que les rues,
Les goinfres courtisans, les altesses ventrues,
Toute gloutonnerie et toute abjection
Depuis Cambacérès jusqu’à Trimalcion.
 
Jersey, février 1853

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Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent…
Livre IV, 9

Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
Texte intégral : Paris, Hachette, 1932
 
Derniers vers écrits dans cette année 1848 si importante pour la démocratie, ce poème magnifique fait l’éloge de la foi et de l’idéal.

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front,
Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime,
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C’est le prophète saint prosterné devant l’arche,
C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche ;
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins,
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d’être en ne pensant pas.
Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids, sans but, sans nœud, sans âge ;
Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ;
Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ;
Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.
 
Quoi, ne point aimer ! suivre une morne carrière,
Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière !
Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l’on va !
Rire de Jupiter sans croire à Jéhova !
Regarder sans respect l’astre, la fleur, la femme !
Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l’âme !
Pour de vains résultats faire de vains efforts !
N’attendre rien d’en haut ! ciel ! oublier les morts !
Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères,
Fiers, puissants, ou cachés dans d’immondes repaires,
Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés ;
Et j’aimerais mieux être, ô fourmis des cités,
Tourbe, foule, hommes faux, cœurs morts, races déchues
Un arbre dans les bois qu’une âme en vos cohues !
 
Paris, décembre 1848.

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L’expiation
Livre V, 13

Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
Texte intégral : Paris, Hachette, 1932
« L’Expiation » forme au cœur des Châtiments une forme concentrée du recueil, dont elle reprend toutes les caractéristiques. Le poème est divisé en sept parties. La première, intégralement reprise ici, retrace la retraite de Russie, dans une admirable épopée en noir et blanc.

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.

Pour la première fois l’aigle baissait la tête.
Sombres jours ! l’empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre :
Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d’être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! la froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n’avait pas de pain et l’on allait pieds nus.
Ce n’étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre ;
C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d’ombres sur le ciel noir.
La solitude, vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul ;
Et, chacun se sentant mourir, on était seul.
– Sortira-t-on jamais de ce funèbre empire ?
Deux ennemis ! le Czar, le Nord. Le Nord est pire.
On jetait les canons pour brûler les affûts.
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
Voir que des régiments s’étaient endormis là.
Ô chutes d’Annibal ! Lendemains d’Attila !
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières.
On s’endormait dix mille, on se réveillait cent.
Ney, que suivait naguère une armée, à présent
S’évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
Toutes les nuits, qui vive ! alerte ! assauts ! attaques !
Ces fantômes prenaient leurs fusils, et sur eux
Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
L’empereur était là, debout, qui regardait.
Il était comme un arbre en proie à la cognée.
Sur ce géant, grandeur jusqu’alors épargnée,
Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
Il regardait tomber autour de lui ses branches.
Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
Tandis qu’environnant sa tente avec amour,
Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
Accusaient le destin de lèse-majesté,
Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté.
Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
L’empereur se tourna vers Dieu ; l’homme de gloire
Trembla ; Napoléon comprit qu’il expiait
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
Devant ses légions sur la neige semées :
– Est-ce le châtiment ? dit-il, Dieu des armées ? 
Alors il s’entendit appeler par son nom
Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit : Non.

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Stella
Livre VI, 15

Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
Texte intégral : Paris, Hachette, 1932
Dans le sixième livre du recueil, ce poème annonce la lumière finale des temps futurs. « “Stella” donne à peu près la mesure de la vue de Hugo », écrit Rimbaud à Paul Demeny dans sa lettre dite du voyant (15 mai 1871).

Je m’étais endormi la nuit près de la grève.
Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve,
J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.
Elle resplendissait au fond du ciel lointain
Dans une blancheur molle, infinie et charmante.
Aquilon s’enfuyait emportant la tourmente.
L’astre éclatant changeait la nuée en duvet.
C’était une clarté qui pensait, qui vivait ;
Elle apaisait l’écueil où la vague déferle ;
On croyait voir une âme à travers une perle.
Il faisait nuit encor, l’ombre régnait en vain,
Le ciel s’illuminait d’un sourire divin.
La lueur argentait le haut du mât qui penche ;
Le navire était noir, mais la voile était blanche ;
Des goélands debout sur un escarpement,
Attentifs, contemplaient l’étoile gravement
Comme un oiseau céleste et fait d’une étincelle ;
L’océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle,
Et, rugissant tout bas, la regardait briller,
Et semblait avoir peur de la faire envoler.
Un ineffable amour emplissait l’étendue.
L’herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue,
Les oiseaux se parlaient dans les nids ; une fleur
Qui s’éveillait me dit : c’est l’étoile ma sœur.
Et pendant qu’à longs plis l’ombre levait son voile,
J’entendis une voix qui venait de l’étoile
Et qui disait : – Je suis l’astre qui vient d’abord.
Je suis celle qu’on croit dans la tombe et qui sort.
J’ai lui sur le Sina, j’ai lui sur le Taygète ;
Je suis le caillou d’or et de feu que Dieu jette,
Comme avec une fronde, au front noir de la nuit.
Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit.
Ô nations ! je suis la Poésie ardente.
J’ai brillé sur Moïse et j’ai brillé sur Dante.
Le lion Océan est amoureux de moi.
J’arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi !
Penseurs, esprits ! montez sur la tour, sentinelles !
Paupières, ouvrez-vous ! allumez-vous, prunelles !
Terre, émeus le sillon ; vie, éveille le bruit ;
Debout, vous qui dormez ;  car celui qui me suit,
Car celui qui m’envoie en avant la première,
C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière !
 
Jersey, juillet 1853.

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Sonnez, sonnez toujours…
Livre VII, 1

Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
Texte intégral : Paris, Hachette, 1932
Le septième livre annonce la chute de l’Empire. Il s’ouvre symboliquement sur ce poème consacré à la chute de Jéricho. Josué avait reçu de Dieu l’ordre d’en faire sept fois le tour, en sept jours, au son de sept trompettes.


Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.
 
Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,
Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,
Sonnait de la trompette autour de la cité,
Au premier tour qu’il fit le roi se mit à rire ;
Au second tour, riant toujours, il lui fit dire :
– Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ?
À la troisième fois, l’arche allait en avant,
Puis les trompettes, puis toute l’armée en marche,
Et les petits enfants venaient cracher sur l’arche,
Et, soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon ;
Au quatrième tour, bravant les fils d’Aaron,
Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille,
Les femmes s’asseyaient en filant leur quenouille,
Et se moquaient, jetant des pierres aux Hébreux ;
À la cinquième fois, sur ces murs ténébreux,
Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées
Raillaient le noir clairon sonnant sous les nuées ;
À la sixième fois, sur sa tour de granit
Si haute qu’au sommet l’aigle faisait son nid,
Si dure que l’éclair l’eût en vain foudroyée,
Le roi revint, riant à gorge déployée,
Et cria : – Ces Hébreux sont bons musiciens ! –
Autour du roi joyeux, riaient tous les anciens
Qui le soir sont assis au temple et délibèrent.
 
À la septième fois, les murailles tombèrent.
 
Jersey, septembre 1853.

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Ultima verba
Livre VII, 17

Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
Texte intégral : Paris, Hachette, 1932
Dernier poème du dernier livre, ces « Dernières paroles  » en latin ont failli s’appeler « Moi ». Elles signent le recueil en répondant par avance à toutes les amnisties que décrètera Napoléon III, conditionnelles au début, puis sans condition pour la dernière en août 1859.

La conscience humaine est morte ; dans l’orgie,
Sur elle il s’accroupit ; ce cadavre lui plaît ;
Par moments, gai, vainqueur, la prunelle rougie,
Il se retourne et donne à la morte un soufflet.
 
La prostitution du juge est la ressource.
Les prêtres font frémir l’honnête homme éperdu ;
Dans le champ du potier ils déterrent la bourse,
Sibour revend le Dieu que Judas a vendu.
 
Ils disent : – César règne, et le Dieu des armées
L’a fait son élu. Peuple, obéis ! tu le dois. –
Pendant qu’ils vont chantant, tenant leurs mains fermées,
On voit le sequin d’or qui passe entre leurs doigts.
 
Oh ! tant qu’on le verra trôner, ce gueux, ce prince,
Par le pape béni, monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans l’autre la pince,
Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin ;
 
Tant qu’il se vautrera, broyant dans ses mâchoires
Le serment, la vertu, l’honneur religieux ;
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires ;
Tant qu’on verra cela sous le soleil des cieux ;
 
Quand même grandirait l’abjection publique
À ce point d’adorer l’exécrable trompeur ;
Quand même l’Angleterre et même l’Amérique
Diraient à l’exilé : – Va-t-en ! nous avons peur !
 
Quand même nous serions comme la feuille morte,
Quand, pour plaire à César, on nous renîrait tous ;
Quand le proscrit devrait s’enfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous,
 
Quand le désert, où Dieu contre l’homme proteste,
Bannirait les bannis, chasserait les chassés ;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés ;
 
Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel ! liberté, mon drapeau !
 
Mes nobles compagnons, je garde votre culte ;
Bannis, la République est là qui nous unit.
J’attacherai la gloire à tout ce qu’on insulte ;
Je jetterai l’opprobre à tout ce qu’on bénit !
 
Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non !
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon.
 
Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain !
 
Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !
 
Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublîrai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente :
Je resterai proscrit, voulant rester debout.
 
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.
 
Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n'en reste qu’un, je serai celui-là !

Jersey, 2 décembre 1852.

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