Les trois parties du monde

Bibliothèque nationale de France
Mappemonde en TO
La division tripartite du monde prend ici la forme schématique du T dans l’O où l’Asie, à l’orient (en haut), occupe la moitié de la terre habitée.
Siècle d’ordre et de savoir, le 13e siècle vit la naissance d’encyclopédies latines destinées à la prédication. Pour l’édification des fidèles, elles expliquaient selon la symbolique chrétienne la « nature des choses » de ce monde. Dans le même temps, des princes souhaitèrent disposer, pour l’instruction de leurs sujets, de traités leur enseignant dans la langue qu’ils parlaient quotidiennement la « fabrique » du monde. Ce furent les premières encyclopédies en langue vulgaire : divertissement et édification.
L’Image du Monde de Gossuin de Metz fut la première d’entre elles. Rédigée en 1246, en vers et en dialecte lorrain, à la demande de Robert d’Artois, le frère de saint Louis, elle devait, en prose et en français, connaître un très large succès. En quarante-six figures et trois parties, elle évoquait selon la doctrine chrétienne successivement Dieu, l’intelligence humaine, la nature, les éléments du cosmos, les éléments physiques et enfin l’astronomie. Elle fut l’un des éléments de base de la culture aristocratique des 14e et 15e siècles.
Bibliothèque nationale de France
Les trois parties du monde
Mis à part les îles, l’essentiel de la terre habitée – la terre des hommes – est l’orbis terrae, supposé occuper moins du quart ou de la moitié de la Terre entière selon la physique du globe alors adoptée : ce n’est qu’une part réduite de la sphère terrestre. Cette partie habitée de la Terre est traditionnellement divisée en trois. Selon Paul Orose (né vers 390) :
Nos anciens ont établi que tout l’orbe de la terre [habitée], entouré par la bordure de l’Océan, est formé de trois quadrilatères, et ils en ont appelé les trois parties Asie, Europe et Afrique.
La tripartition : Asie, Europe et Afrique

Schéma du TO
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Cette tripartition est admise depuis longtemps puisque Hérodote déjà, au 5e siècle av. J.-C., se moquait de ceux qui partageaient la Terre en seulement deux parties.
Une division selon les trois fils de Noé
Héritage de la géographie grecque reprise par les Romains, cette division en trois avait depuis longtemps été adoptée par les juifs hellénisés. Ces derniers l’avaient adaptée à l’enseignement biblique en la faisant coïncider avec la répartition du monde, après le Déluge, entre les trois fils de Noé : à Sem, l’aîné, l’Asie ; à Japhet, le cadet, l’Europe ; à Cham, le dernier, l’Afrique.
Cette division à la fois géographique et généalogique apparaît très fréquemment sur les mappemondes. Une tripartition fonctionnelle, sous-jacente, est exprimée dès le 12e siècle par Honorius Augustodunensis pour qui de Sem l’aîné descendent les liberi, les hommes libres, les prêtres ; de Japhet, les milites, les combattants, les chevaliers ; de Cham, pour s’être moqué de l’ébriété et de la nudité de son père, les servi, dépendants et serviteurs des deux autres.

Le partage de la Terre entre les fils de Noé
Cette miniature inaugure un traité consacré aux provinces du monde. La Terre, inscrite au sein des éléments, est de forme traditionnelle. Au premier plan, les trois fils de Noé, entre lesquels la Terre a été partagée après le déluge, participent à une même scène centrée sur l’arche. Cette tripartition est cohérente avec les divisions de la géographie grecque en trois continents. Elle prend la forme systématique d’un T inscrit dans un O, où l’Asie, située à l’Orient (en haut), occupe la moitié de la terre habitée. L’arrière plan découvre un paysage de rochers, de prairies, de bois, de villes réelles ou imaginaires sous des cieux peuplés de nuages effilochés.
© KBR
© KBR
Les limites du monde
Les limites traditionnelles des trois parties sont bien connues et clairement mentionnées par Orose dans son Histoire contre les païens qui dresse en 416-417 une description du monde largement reprise par les auteurs suivants. Ces trois parties apparaissent de taille inégale puisque l’Asie, à elle seule, représente la moitié de la terre habitée, l’Europe et l’Afrique se partageant inégalement le reste.
La première et la plus grande, l’Asie domine les deux autres, en haut, à l’orient. Puis vient l’Europe, à l’occident, et enfin, la dernière dans l’énumération, l’Afrique qu’Orose juge « mineure en tout, dans sa configuration et dans sa population : parce qu’elle aurait à la fois moins d’espace par nature et davantage de déserts du fait de l’inclémence du ciel ». À tel point qu’il hésite à en faire une partie à part entière, trouvant plus logique de la rattacher à l’Europe :
Quant à l’Afrique, lorsque nos Anciens l’ont décrite [...] en en faisant une troisième partie du monde, ils n’ont pas suivi les critères de proportions des étendues mais les critères de division [...] de là vient que certains, comprenant que l’Afrique bien qu’égale en longueur [à l’Europe], est cependant beaucoup plus étroite, ont jugé inconvenant de l’appeler la troisième partie et qu’ils ont préféré, en rattachant plutôt l’Afrique à l’Europe, dire qu’elle est une portion de la seconde.
L’Asie
L’Asie, ceinturée aux trois quart par l’Océan, s’étend transversalement sur toutes les contrées de l’Orient. Vers l’ouest, à sa droite, elle touche au commencement de l’Europe sous l’axe du septentrion, et à gauche elle se détache de l’Afrique, cependant qu’au bord de l’Égypte et de la Syrie elle a notre mer, que nous appelons dans son ensemble la Grande Mer.
La mappemonde suit fidèlement cette description d'Orose à laquelle s’ajoute une longue légende, placée sous la tête du Christ où est précisée l’origine du mot : « L’Asie porte le nom d’une reine du même nom. »
L’Asie [...] dont la première région à l’orient est le Paradis. C’est-à-dire un lieu délectable et remarquable par toute sa beauté, mais interdit aux hommes et ceint par un mur de feu qui monte jusqu’au ciel. Là est l’arbre de vie, c’est-à-dire l’arbre dont celui qui mangera le fruit deviendra immortel. Là sourd une fontaine qui se partage en quatre fleuves qui, à l’intérieur même du Paradis, sont absorbés par la terre pour resurgir plus loin dans d’autres régions. En effet le Physon, que l’on appelle le Gange en Inde, naît dans le mont Oscobare [...] le Géon qui est le Nil, surgit à proximité de l’Atlas.
L’Europe
L'Europe commence comme je l'ai dit du côté des contrées du nord, au fleuve Tanaïs, là où les monts Riphées, sur leur versant opposé à l'océan sarmatique, donnent naissance à ce fleuve, lequel, dépassant les autels et les bornes d'Alexandre le Grand situées dans le territoire des Rhobasques, vient alimenter les Marais méotides, dont l'immense épanchement pénètre largement le Pont-Euxin à côté de la ville de Théodosie. De là se projettent, à côté de Constantinople, de longs détroits que reçoit finalement cette mer que nous appelons nôtre.
Le terme de l'Europe est l'Océan occidental, en Espagne plus spécialement là où, auprès des îles de Gadès, on peut visiter les Colonnes d'Hercule, et où le flux de l'Océan s'introduit dans l'embouchure de la mer Tyrrhénienne.
On peut suivre la description d’Orose point par point sur la mappemonde. Sous le septentrion, le fleuve Tanaïs – du nom d’un roi scythe – prend naissance dans les monts Riphées qui « par son cours sépare l’Europe de l’Asie et partage les deux parties du monde ». Il coule parallèlement aux autels dressés par Alexandre. Surmontés de flammes, ceux-ci rappellent le phare d’Alexandrie. Ils servent également de pendants septentrionaux aux Colonnes d’Hercule qui marquent à l’occident la fin du monde habitable et aux autres colonnes fichées par Alexandre, au sud parfois et surtout à l’orient.

Mappemonde en TO avec les vents
Sur cette mappemonde, les vents sont figurés à la périphérie de la sphère ainsi que les Colonnes d’Hercule, indiquées très clairement. Au débouché de la Méditerranée, elles barraient le chemin vers l’Océan.
Bibliothèque municipale de Tours
Bibliothèque municipale de Tours
Au-dessous s’étale une longue légende destinée à expliquer le nom à l’origine de l’histoire de l’Europe :
Europe était la fille d'Agenor, roi de Libye. Enlevée par Jupiter, elle fut transportée en Crète et donna son nom à la troisième partie de la terre. Ce même Agenor était le fils de Libye, de laquelle l'Afrique, dit-on, reçut son nom. D'où il semble que la Libye aurait été nommée avant l'Europe.
Japhet, Alexandre, Europe. Autant de mythes fondateurs qui se chevauchent, se mêlent et tissent la trame serrée de l’histoire du monde.
L’Afrique
Le commencement de l’Afrique est aux limites de l’Égypte et de la ville d’Alexandrie, là où se trouve la cité de Paréthonium sur cette Grande Mer qui baigne intérieurement toutes les contrées et terres centrales. De là, passant par les lieux que les indigènes appellent Catabathmon, non loin du camp d’Alexandre le Grand et au-dessus du las Chaléarzus, puis obliquant juste à côté du territoire des Oasites d’amont, par les déserts éthiopiens elle atteint l’Océan méridional. Les bornes de l’Afrique à l’ouest sont les mêmes que celles de l’Europe, c’est-à-dire l’embouchure du détroit de Gadès.
Là encore la mappemonde suit les repères traditionnels : l’Égypte, les monts Catabathmon – le camp d’Alexandre, le mont Atlas et les îles de Gadès auxquels elle ajoute une longue légende :
Le nom de l’Afrique vient d’Afer, l’un des descendants d’Abraham. Elle commence sur les rives du Nil, se poursuit vers le sud puis s’étend vers l’occident. Sa première province est la Libye. Puis la Cyrénaïque ou Pentapole [...] puis la Tripolitaine [...] la Byzacène, Carthage, la Gétulie, la Numidie et la Maurétanie.
L’évêché d’Hippone
C’est toute l’Afrique romaine décrite par Lucain dans la Phardale et par Salluste dans le De belle jugurthino qui est reprise ici à travers ses villes, ses provinces, sa faune et ses merveilles. Une Afrique évangélisée par saint Marc et où saint Augustin fut évêque d’Hippone. Une Afrique devenue depuis longtemps mythique, depuis que les conquêtes arabes du 8e siècle l’ont fait basculer dans un autre monde. Au 12e siècle, et encore au début du 13e siècle, les Occidentaux n’en veulent rien savoir, même si apparaissent ici et là des toponymes nouveaux comme « morrocia ».
Ce monde disparu persiste pour quelque temps encore dans les mémoires. Un siècle plus tard, sur l’Atlas catalan, les réalités nouvelles auront repris leurs droits.