Les trois premiers grades

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Assemblée de francs-maçons pour la réception des maîtres
Série de gravures dites "gravures Gabanon", éditées par Martin Engelbrecht, représentant les cérémonies des francs-maçons tenant loge
Ces sept gravures sont humoristiquement « dédiées au très galant, très sincère et très véridique Frère profane Léonard Gabanon, auteur du Catéchisme des Francs-Maçons ». Elles « dévoilent » les cérémonies des grades symboliques (apprenti-compagnon et maître) telles qu’elles pouvaient se dérouler dans la première moitié du 18e siècle.
Outre le cadre d’une tenue, ces estampes présentent les principaux officiers d’une loge maçonnique au 18e siècle, les différentes fonctions des membres présents étant répertoriées dans les légendes des gravures.
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Les grades d'Apprenti et de Compagnon
De tout temps il a fallu apprendre un geste, un métier avant de l'exécuter. Il y a nécessairement ceux qui apprennent, ceux qui exercent et ceux qui dirigent. Cette partition fut strictement codifiée avec le développement de la vie urbaine en Europe, en tout cas avec le début des premières corporations ou guildes de métiers. Le Livre des métiers d’Étienne Boileau, prévôt de Paris sous Louis IX, prévoyait en 1268 en son titre XLVIII, à propos des « Maçons, des Tailleurs de pierre, des Plastriés et des Morteliers » : « II Nus ne puet avoir en leur mestier que I aprenti, et se il a aprentis, il ne le puet prendre a moins de VI ans de service. »
Mais cette division fonctionnelle ne peut être comparée à celle, issue de la « stylisation » des formes médiévales, avec leurs serments et modes de reconnaissance, qui apparaît dans la franc-maçonnerie moderne. L’origine doit s’en trouver dans la socialisation « à l’anglaise » mise en place à l’issue des guerres civiles et religieuses du 17e siècle, soit, pour schématiser, après 1688.
Les clubs prirent leur essor en Angleterre au 18e siècle ; ils eurent un tel succès dans tous les milieux qu’ils devinrent un des aspects principaux de la vie sociale de l’époque. Ils naquirent d’une institution du 17e siècle, la coffee house, où se réunissaient les gentlemen pour boire du café (introduit en Angleterre vers 1650) ou autre chose, fumer, parcourir la presse, discuter, bien souvent de politique. En 1714, il y avait des centaines de coffee houses à Londres, chacune avec ses caractéristiques et sa clientèle aux intérêts parfois bien spécifiques.

Tableau de la loge d’apprenti
Ce volume ainsi que les dessins qui l’illustrent sont de Nicolas Gatschet de Bellevaux, maçon à la loge La Parfaite Union, à Douai. Cette loge, fondée en 1779, avait le goût des rites et en pratiquait plusieurs dont le – relativement rare en France – rite écossais de Hérédom de Kilwinning. Elle abritait aussi une « académie des sublimes maîtres de l’anneau lumineux », dont faisait partie Nicolas Gatschet.
L’auteur de ces très beaux dessins est donc un membre distingué de la maçonnerie écossaise du début du 19e siècle. Né à Berne en 1736, il était ancien membre du gouvernement suisse et, avant de couronner sa carrière maçonnique à La Parfaite Union de Douai en 1813, il a appartenu à la loge Les Sept Étoiles à Berne (supprimée lors de la Révolution) puis a fondé la Réunion des Cœurs à Vic, en 1811.
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Rituel manuscrit du rite écossais ancien et accepté ouvert à la page du grade d’apprenti
© GLNF
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Des coffee houses aux gentlemen's clubs
Puis ces coffee houses furent remplacées par des gentlemen’s clubs dont les plus recherchés se groupaient déjà dans le quartier londonien de la rue Saint-James et de Pall Mall. Beaucoup de ces clubs n’avaient pour but que la convivialité, le plaisir de deviser agréablement, d’apprendre les potins de la ville, de se divertir entre amis et commensaux, de parler de politique et parfois de faire des affaires. La bonne chère et la boisson – souvent excessive – n’étaient pas négligées. Certains avaient d’autres visées moins avouables et même « contraires aux bonnes mœurs », tel le Hell-Fire Club, un repaire de débauchés notoires. D’autres étaient ouvertement politiques, religieux ou à vocation scientifique. Au bas de l’échelle sociale, on trouvait des clubs ouverts aux ouvriers, aux domestiques, aux colporteurs, au menu peuple qui s’offrait là pour quelques sous l’oubli momentané des aléas du quotidien, une compagnie, de la musique, des femmes parfois… Un de ces clubs, parmi les plus importants, était l’Institution des francs-maçons. Caractérisée par sa tolérance religieuse et entourée d’une certaine aura de mystère, elle bénéficia d’un effet de mode et, malgré une période de déclin pendant les années 1740, persista jusqu’au siècle dernier. La première Grande Loge de Londres et de Westminster avait été fondée par quatre loges en 1717, dont l’une se réunissait dans la cité de Londres, deux à Covent Garden et une dernière à Westminster (socialement la mieux fréquentée et qui se trouvait à proximité du palais royal de Whitehall). Elles n’avaient plus aucun lien avec le métier de maçon, ni aucun contrôle sur celui-ci, mais elles décidèrent de « réveiller la fête annuelle » (qui n’avait jamais existé), rassemblant les membres des loges constituantes sous la présidence d’un grand maître élu pour l’occasion.

Le Régulateur du Maçon
En 1785, le Grand Orient de France adopte un rituel de référence pour les trois premiers grades d’apprenti, compagnon et maître. Un débat s’engage alors sur la meilleure manière de le diffuser aux loges : faut-il l’imprimer ? Certains s’y opposent : « Le G. O. peut-il faire imprimer un ouvrage qui n’est pas de lui, qui lui a été transmis d’âge en âge par la tradition, un bien commun enfin, qui ne doit point être altéré et qu’il doit transmettre à ses successeurs dans le même état, et de la même manière qu’il l’a reçu ? » (7 avril 1786). Le rituel est donc diffusé par copies manuscrites, ce qui est une procédure longue, compliquée et onéreuse. C’est au nouveau départ des loges sous le Consulat qu’un des premiers commerçants spécialisés dans les affaires maçonniques (tabliers, bijoux, livres, etc.), le frère Brun, le fait imprimer, sans aucune autorisation, sous le titre Régulateur du maçon. Le Grand Orient condamne cette profanation que représentent l’impression et la commercialisation, le frère Brun est sanctionné… Mais le rituel imprimé est moins cher et plus pratique, son usage se développe donc en quelques années.
Rituel qui clôt le 18e siècle maçonnique, le Régulateur du maçon est aujourd’hui considéré comme le texte de référence pour le rite français.
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L’encyclopédie maçonnique d’un militaire anglais saisie par l’armée française
Le Free-Mason’s Pocket Companion de William Smith, qui connut de très nombreuses éditions en Angleterre et en Écosse, était une version abrégée et bon marché des Constitutions d’Anderson. Cette encyclopédie maçonnique portative faisait partie des bagages d’un militaire britannique envoyé aux Pays-Bas dans le cadre de la guerre de Succession d’Autriche. Deux mois après Fontenoy, la prise de Gand (15 juillet 1745) concrétisait la domination française. Dans le butin, des livres, attribués à la Bibliothèque du roi, qui s’empressa de les revêtir de maroquin rouge et de les estampiller d’un fier « Pris sur les Anglois à Gand. 1745 ».
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L'expansion du phénomène
Le succès, modeste au début, vint avec l’accession à la grande maîtrise, en 1721, d’un des nobles les plus riches du royaume, le duc de Montagu. Les gentlemen de l’époque, nobles, ecclésiastiques, fonctionnaires de l’État, avocats, juges, médecins, marchands et commerçants, s’affilièrent en masse, et le nombre de loges s’accrut rapidement à Londres et dans ses faubourgs avant de s’étendre à la province, soit par la création de nouvelles loges, soit par le ralliement de loges préexistantes. Cela n’alla pas sans une centralisation de l’autorité, qui modela le visage de la société.
Le phénomène n’était pas limité à Londres. Dans plusieurs villes de province, notamment à York, un mouvement comparable existait depuis le début du siècle. Une société s’y assemblait depuis 1705, réunissant les notabilités de la ville. Elle prit en 1725 le titre de « Grande Loge de toute l’Angleterre », sans doute par imitation de la première Grande Loge londonienne. Cette Grande Loge, malgré ses prétentions, vivota jusqu’à la fin du siècle et finit par disparaître, ses quelques loges se fondant dans le tronc commun.

Les armoiries des différentes loges de Free‑massons
Au moment où paraît la première édition (1723-1737) de cet ouvrage monumental marquant un jalon de l’histoire des religions, la franc-maçonnerie n’a encore qu’une forme inchoative sur le continent européen. C’est à Londres que le graveur amstellodamois Bernard Picart (1673-1733), maître d’œuvre de l’ensemble éditorial, situe l’unique scène qu’il lui consacre. Intitulée Les Free-massons, elle montre un décor d’armoiries de cent vingt-huit loges anglaises, avec, parmi elles, sous le n°90, celle de l’une des premières loges françaises à être historiquement bien documentées, fondée vers 1725, par des Britanniques, et connue sous le nom de « loge Saint- Thomas n° 1 », et qui se réunissait à l’enseigne du Louis d’argent, rue des Boucheries.
Les éditions s’étant succédé tout au long du siècle, les continuateurs de Picart publient en 1807 une édition posthume, illustrée de plusieurs gravures, dont certaines sur double page, qui contient quant à elle des développements de plusieurs dizaines de pages sur l’essor de l’ordre.
Alors que dans l’Angleterre du début du 18e siècle prospère la franc-maçonnerie dite « spéculative », et qu’elle se répand également outre-Manche, il convient de préciser la définition du mot « franc-maçon », transposition en français de l’anglais free mason. Contrairement à ce qui a souvent été affirmé, sur le plan étymologique, le free de free mason ne renvoie pas au mot « libre » et aux franchises supposées dont auraient bénéficié les maçons du Moyen Âge. Free mason est en effet une abréviation de freestone mason, « maçon de pierre franche », se référant à une qualité particulière de pierre pouvant être sculptée. En Écosse, l’expression free mason n’existe pas, les membres des loges n’y étant connus que comme masons (qui éventuellement sont précisés accepted masons ou gentlemen masons). Après quelques hésitations – « frimasson », « rey-maçon » –, le français adoptera la traduction « franc-maçon » dans les années 1740. Au 18e siècle, la franc-maçonnerie est souvent désignée sous l’expression « Art royal », dont l’origine reste assez énigmatique. Jusqu’au début du 19e siècle, on trouve parfois l’expression « franche maçonnerie ».
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Ces loges n’étaient pas apparues ex nihilo : le souvenir des anciennes organisations persistait. En 1721, le grand maître Montagu demanda que fussent réunies et réécrites les « anciennes constitutions gothiques ». Ces documents censés ordonner le métier de maçon dans les temps révolus existaient bel et bien et témoignaient de l’existence d’organisations antérieures, dont la nature était différente. De très nombreuses versions de ces Anciennes Constitutions, ou Anciens Devoirs, dont les deux plus anciennes datent de la première moitié du 15e siècle, furent découvertes depuis lors. Une version au moins était connue à l’époque : le manuscrit Cooke. Montagu confia la tâche de réunir et de réécrire les constitutions à un pasteur presbytérien originaire d’Écosse, James Anderson, qui vivait chichement des revenus d’une paroisse de Westminster. Il fut sans doute aidé par Jean-Théophile Désaguliers, homme d’Église peu dévot, certes, mais homme de sciences infatigable, assistant fidèle d’Isaac Newton (qui ne fut pas membre de la société et ne s’y intéressa jamais).

Rituel russe manuscrit, volume de l’apprenti
Ce rituel fait partie d’une collection de quatre volumes manuscrits, en langue russe, datés de 1785, à Saint-Pétersbourg. Dorés sur tranche, reliés identiquement (reliure précieuse à décor maçonnique), ils se subdivisent en un volume de statuts et règlements et trois volumes correspondant aux trois grades symboliques. Le volume présenté est le seul des quatre qui soit illustré de deux planches finement dessinées et aquarellées, dont l’une représente un tableau d’apprenti (non reproduit) et l’autre, coloriée, montre les bijoux des officiers de la loge ainsi qu’un tablier de vénérable, et le tablier blanc de l’apprenti (ci-dessus). Ces dessins ont permis d’identifier le rite pratiqué, qui est celui de Zinnendorf, fondé en Allemagne en 1770. Ce rite connut une notable extension en Europe centrale et à Saint‑Petersbourg, précisément.
Aujourd’hui encore, le tablier que porte tout franc‑maçon en loge est l’un des héritages les plus visibles de la maçonnerie de métier. En Grande‑Bretagne, les premiers textes qui divulguent les usages des francs‑macons – L’Examen d’un maçon (1723), La Maçonnerie disséquée (1730) – soulignent l’importance que revêt la remise solennelle du tablier à l’issue de la cérémonie de réception. À Paris, le procès-verbal de la descente de police opérée le 14 septembre 1737 dans la loge qui se réunit quai de la Rapée nous rapporte qu’on y a découvert « un très grand nombre de personnes la plupart desquelles avaient des tabliers de peau blanche dessus eux ». Relevée de sa fonction de protection par le siècle des Lumières, la surface vierge du tablier ne tarda pas à s’orner de toute une iconographie symbolique dont la franc-maçonnerie spéculative se montre si friande.
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L’édition de l’une des premières traductions des Constitutions d’Anderson et du discours de Ramsay
Cet ouvrage de La Tierce (1699-1782), contemporain d’Anderson et de Désaguliers, offre l’une des premières traductions françaises des Constitutions d’Anderson ainsi qu’une édition du discours de Ramsay, les deux textes les plus importants des débuts de la franc-maçonnerie.
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1723 : Les Constitutions
En février 1723 parurent Les Constitutions des francs-maçons contenant l’histoire, les obligations, règlements, &c. de cette très Ancienne et très Vénérable Confrérie… à l’usage des Loges. L’ouvrage comportait comme annoncé ces trois parties inégalement distribuées. Les obligations (charges) sont la partie la moins mal connue. Elles se présentent en huit chapitres qui décrivent la société.
L’histoire légendaire fut répétée dans les rééditions successives du 18e siècle avant d’être définitivement abandonnée au siècle suivant. Elle ne peut être comprise que lue en parallèle avec les ordonnances concernant les travailleurs, datant du 15e et du 16e siècle, qui toutes visaient à limiter les salaires, ce que combattaient les premiers intéressés. L’histoire légendaire n’était autre qu’une affirmation sans cesse répétée, d’autant plus frappante qu’elle était imaginaire, que les maçons avaient bénéficié du soutien de rois prestigieux tels Nemrod, Charles Martel, Edwin de Northumbrie ou Athelstan, premier roi d’Angleterre, qui leur avaient octroyé leurs lois et avaient permis qu’ils fixent eux-mêmes leurs salaires dans des assemblées annuelles.
La première obligation, ou « charge », affirme la tolérance religieuse (ou plutôt le latitudinarisme caractéristique de l’Angleterre de l’époque et d’aujourd’hui). La deuxième impose le respect du pouvoir civil, sans pour autant condamner le rebelle, qu’il faut plaindre et non rejeter. La troisième précise les conditions d’admission et esquisse le parcours d’un maçon : « Une loge est un lieu où les maçons s’assemblent et travaillent. Ils doivent être hommes d’honneur et loyaux, nés libres et d’âge mûr, discrets, ni esclaves, ni femmes, ni hommes immoraux et scandaleux mais de bonne réputation (3e charge). » La quatrième enchaîne : « Aucun maître ne peut prendre d’apprenti s’il n’a d’emploi suffisant pour lui. Encore faut-il qu’il soit sans mutilation et sans défaut de corps qui l’empêche de devenir en son temps un frère et un homme du métier. Ainsi pourra-t-il arriver à l’honneur de devenir le surveillant (gardien) puis le maître de la loge, et ensuite un grand surveillant et le grand maître de toutes les loges. Nul ne peut devenir surveillant s’il n’est passé homme du métier, ni grand maître s’il n’a été maître d’une loge. Il faut en plus qu’il soit de noble naissance ou du moins gentleman de qualité, érudit, architecte éclairé ou autre artiste (4e charge). »
Les trois dernières charges ou obligations décrivent la loge au travail et le comportement que doit observer le maçon vis-à-vis de ses frères, de l’étranger voyageur, de sa famille.
La disparition du cercle de l'Acception dans le grand incendie de 1666
Ces obligations semblent s’adresser à un corps de métier effectif, les maçons en l’occurrence, alors que c’était loin d’être le cas. Les frères étaient majoritairement issus de la classe moyenne, avec un nombre important de nobles, de fonctionnaires, de magistrats, d’avocats, de médecins, d’ecclésiastiques, de gentlemen rentiers et d’érudits (antiquarians, en anglais, c’est-à-dire des curieux de choses anciennes, documents, traditions, vestiges et autres organisations d’autrefois). Cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun lien, fût-il ténu, entre la franc-maçonnerie naissante et les organisations artisanales. Les Nouveaux Règlements de 1663, republiés en 1722, prévoyaient qu’« un travailleur du métier de franc-maçonnerie » devait être présent lors de la réception d’un nouveau membre. Les premiers grands surveillants de la Grande Loge étaient artisans, charpentiers, tailleurs de pierres ou garnisseurs.
Plusieurs des membres fondateurs avaient été membres de l'Acception, cercle fermé et combien élitiste de la Compagnie des maçons. Survivance encore vivace des guildes du Moyen Âge, cette Compagnie des maçons de la ville (city) de Londres avait déjà reçu des règlements en 1356 et des armes en 1472. Elle avait reçu en 1677 une charte du roi Charles II lui donnant toute autorité sur le métier dans les villes de Londres, de Westminster et à sept lieues à la ronde. Cette autorité encore médiévale et à visée essentiellement protectionniste devint de moins en moins importante.

Elias Ashmole, antiquarian et gentleman masson
Créateur du premier musée anglais à Oxford (1683) et d’une magnifique bibliothèque, alchimiste mais aussi fondateur de la très scientifique Royal Society, historien passionné de symbolisme et de chevalerie, Elias Ashmole (1617-1692) est l’un de ces antiquarian emblématiques de leur époque qui s’intéressent à la franc-maçonnerie naissante au 17e siècle.
Une note dans son célèbre journal, à la date du 16 octobre 1646, est l’une des plus anciennes attestations de la réception par une loge d’un gentleman étranger au métier de maçon : « 1646 – 16 Oct. 4 h 30 de l’après-midi, j’ai été fait franc-maçon à Warrington dans le Lancashire » (f. 19 v°).
Plusieurs historiens ont avancé que, en pleine guerre civile, la loge de Warrington regroupait des modérés des deux camps (absolutistes et parlementaristes), offrant ainsi, à couvert, un lieu d’échanges pour les hommes de bonne volonté que les circonstances opposaient. Mathew Scanlan a montré que beaucoup des autres membres avaient encore un lien avec l’art de bâtir. Trente-six ans plus tard, les 10 et 11 mars 1682, le journal d’Ashmole présente une seconde référence à la franc-maçonnerie : « [10 mars] J’ai reçu une convocation pour une loge qui se tiendra demain au siège des Maçons à Londres [11 mars] j’y suis donc allé et vers midi on a admis dans la compagnie des Maçons [liste de noms]. J’étais le plus ancien compagnon parmi eux (j’ai été admis il y a 35 ans) » (f. 69 v°).
Cette seconde référence est très intéressante, puisqu’elle établit un lien avec l’ancienne Compagnie des maçons de Londres, une corporation très ancienne, qui, au XVIIe siècle, réunit les maçons opératifs mais « accepte » aussi quelques personnalités étrangères au métier, comme Elias Ashmole, qui apparaissent donc comme des maçons spéculatifs.
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Le journal d’Elias Ashmole
Créateur du premier musée anglais à Oxford (1683) et d’une magnifique bibliothèque, alchimiste mais aussi fondateur de la très scientifique Royal Society, historien passionné de symbolisme et de chevalerie, Elias Ashmole (1617-1692) est l’un de ces antiquarians emblématiques de leur époque qui s’intéressent à la franc-maçonnerie naissante au 17e siècle.
Une note dans son célèbre journal, à la date du 16 octobre 1646, est l’une des plus anciennes attestations de la réception par une loge d’un gentleman étranger au métier de maçon : « 1646 – 16 Oct. 4 h 30 de l’après-midi, j’ai été fait franc-maçon à Warrington dans le Lancashire » (f. 19 v°).
Plusieurs historiens ont avancé que, en pleine guerre civile, la loge de Warrington regroupait des modérés des deux camps (absolutistes et parlementaristes), offrant ainsi, à couvert, un lieu d’échanges pour les hommes de bonne volonté que les circonstances opposaient. Mathew Scanlan a montré que beaucoup des autres membres avaient encore un lien avec l’art de bâtir.
© Bodleian Library
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Déjà réduite par le manque à gagner résultant de la dissolution des monastères par Henry VIII en 1538, elle fut mise à mal à la suite du grand incendie de 1666, qui ravagea les trois quarts de la ville et exigea en vue de la reconstruction un afflux massif d’ouvriers, dont des tailleurs de pierres ne relevant pas de l’autorité de la compagnie. L’influence de cette dernière diminua dès lors inéluctablement sans disparaître tout à fait : elle transparaît encore parmi les livery companies de la cité de Londres et y occupe la treizième place en rang d’importance.
Au 17e siècle existait au sein de cette compagnie un cercle intérieur réservé à ses dignitaires, à ses membres éminents et à certains privilégiés extérieurs au métier, sans aucun lien avec lui. Les réunions (appelées « loges », ce qui ajoute à la confusion) se limitaient à l’admission de nouveaux membres et à un dîner dans une taverne des environs, si on en croit la relation qu’en fit Elias Ashmole en 1682. Ce cercle, appelé l’« Acception », ne se manifesta plus après le grand incendie, qui détruisit entre autres le bâtiment de la compagnie, situé Basinghall Street, mais certains de ses membres se retrouvèrent dans les loges fondatrices de la première Grande Loge de Londres et de Westminster.
Les trois premiers grades : Apprenti, Compagnon et Maître
Très longtemps les deux premiers grades, devenus symboliques, furent conférés le même jour ou le même soir. Le nouveau degré de Maître, londonien selon toute vraisemblance, qui ne fut accepté qu'avec réticence par les vieux maçons.
Le grade de Maître
Les « Obligations » (Charges) d’Anderson font état des positions d’apprentis et d’hommes de métier (fellows of the craft ou fellowcrafts, expression écossaise traduite en français par « compagnons »), soit deux étapes dans la vie d’un maçon, une première où il apprend son métier, la seconde où il le pratique en pleine possession de son art. Il s’agit à l’évidence d’une séquelle ou d’une survivance propre à une société où ces étapes étaient nécessaires. Cette société était celle, médiévale, du Livre des métiers d’Étienne Boileau, des anciennes Constitutions anglaises et des Constitutions des Steinmetzen allemands. Personne n’imagine en effet que le duc de Montagu, Désaguliers, Anderson ou l’un quelconque de leurs contemporains ou successeurs aient effectivement connu une période d’« apprentissage » avant d’accéder aux fonctions qui furent les leurs. Cette présentation était une fiction et l’est restée pendant de nombreuses années. Très longtemps les deux grades, devenus symboliques, furent conférés le même jour ou le même soir, ce qu’attestent les multiples témoignages ultérieurs, la réception de François de Lorraine à La Haye en 1731 ou celle de Frédéric, prince de Galles et fils de George II, en 1737. Ce n’était pas là faveur liée au rang éminent de ces candidats, mais règle de l’époque. Bien après que la franc-maçonnerie se sera implantée sur le continent (la première loge connue fut établie en 1721 à Rotterdam), cette pratique persistera, comme le montrent les divulgations françaises des années 1737 à 1750 et les rituels manuscrits subsistants (tel celui qui fut dédié au marquis de Gages en 1763 notamment).

Assemblée de francs-maçons pour la réception des Maîtres
Il s’agit visiblement d’une cérémonie d’élévation à la maîtrise de plusieurs compagnons. L’un s’est déjà fait relever par le vénérable Maître et est à gauche de l’écran, confié au premier surveillant pour parfaire son enseignement afin d’entrer véritablement en « chambre du milieu », pendant que d’autres attendent à droite, le visage voilé, de vivre à leur tour la cérémonie.
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En 1723, Anderson ne distinguait que deux « étapes » obligées et une « fonction », celle de maître de loge, ce qui ne l’empêcha pas de faire une fâcheuse confusion entre le maître de loge et le « maître et compagnon » dans l’article 13 des « Règlements » datant de 1720 mais publiés en 1723 (différents des « Obligations »). Dans l’édition suivante de 1738, il reconnaît l’existence d’un autre grade, celui de maître, qui peut être conféré dans les loges privées (ajout de 1725).
Un événement s’était donc produit entre ces deux dates, qui ne sera rendu public qu’en 1730 avec la publication « clandestine » de la Masonry Dissected […], de Samuel Prichard : la création d’un nouveau grade, inconnu jusque-là, celui de « maître » ou de « maître maçon ». Personne ne peut expliquer les raisons de cette innovation, sauf à mettre en cause les ressorts les plus tortueux de l’âme humaine et sa soif de distinctions !

Livre d’architecture de la loge
Cette amusante et précieuse reliure triangulaire, ornée d’une équerre et d’un compas, recouvre le livre d’architecture (ou « registre » ) de la loge Les Frères unis, tenu par le secrétaire, qui y enregistre les procès-verbaux des tenues, ainsi qu’éventuellement les divers actes engageant la loge.
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Jusque-là, les deux premiers grades étaient construits sur une base médiévale fonctionnelle (on passait du statut d’apprenti à celui d’artisan qualifié), à laquelle les loges écossaises, qui gardaient un contrôle réel sur la pratique du métier, avaient ajouté une dimension imaginaire, le « mot de maçon », qui apparaît comme une condition supplémentaire à l’exercice du métier. L’ensemble ne faisait qu’accentuer l’aspect protectionniste et fermé du métier, qui transparaît clairement dans les minutes des vieilles loges écossaises. Le « mot de maçon », communiqué lors de la réception, sous le sceau du secret, était bien plus qu’un mot : d’après quelques témoins indirects, il s’agissait d’une espèce de légende rabbinique basée sur les deux colonnes du temple de Salomon agrémentée de quelques signes de reconnaissance qui pouvaient être échangés en public mais à l’insu de tous, d’où la réputation sulfureuse des maçons de pouvoir se rendre invisibles. Cette réputation s’était répandue d’Écosse en Angleterre à la fin du 17e siècle, comme en témoigna le Dr Robert Plott en 1686 dans sa description du Staffordshire.

Assemblée de francs-maçons pour la réception des Maîtres
« Salomon pénétré de la plus vive douleur, jugea que ce ne pouvait être que le corps du grand architecte Hiram qui avait été retrouvé. Il ordonna d’exhumer le corps et de le rapporter à Jérusalem. Les mots de maître ayant été perdus avec la mort d’Hiram, il fut décidé d’utiliser des mots substitués. Dans le rituel d’exaltation à la maitrise, un des temps forts de la cérémonie est celui où le compagnon est « relevé » par le vénérable Maître à l’aide des cinq points parfaits de la maitrise. En latin, relever se dit : « resurectio », qui a donné le terme de « résurrection ». Ce relèvement cérémonial serait une résurrection par laquelle Maitre Hiram renait en chaque nouveau Maître. »
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Assemblée de francs-maçons pour la réception des maîtres
« Le respectable Maître Hiram ne paraissant plus aux travaux comme à son ordinaire, Salomon ordonna à neuf maîtres de faire des recherches, et ceux-ci allèrent sur le mont Liban. Le deuxième jour, l’un d’eux, excessivement fatigué, voulut se reposer sur un monticule ; s’étant aperçu que la terre était nouvellement remuée, il s’en approcha et fouillant, il trouva le cadavre. Il appela ses camarades et leur fit part de sa triste découverte, présumant que c’était le corps de leur respectable Maître qui sans doute avait été assassiné, et n’osant, par respect, pousser leurs recherches plus loin, ils recouvrirent la fosse et pour la reconnaître, ils coupèrent une branche d’acacia qu’ils plantèrent au-dessus et se retirèrent vers Salomon auquel ils firent leur rapport.
Le récipiendaire se confond alors avec le cadavre d’Hiram. »
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Si les deux premiers degrés étaient essentiellement basés sur un serment prêté sur l’Évangile ou la Bible, comme c’était la coutume en Europe depuis le Moyen Âge (le Livre des métiers d’Étienne Boileau demandait un serment sur le saint Évangile ou sur des reliques), il n’en allait plus de même avec ce degré nouveau, londonien selon toute vraisemblance, qui ne fut accepté qu’avec réticence par les vieux maçons (et les Écossais). Il s’agissait cette fois d’un jeu scénique relatant le destin funeste d’un personnage présenté comme l’architecte du temple de Salomon, du même nom que le fondeur tyrien responsable des colonnes du Temple et de la Mer d’airain. Le tout se présente comme un « mystère » médiéval, nom collectif donné à ces représentations animées de scènes bibliques ou d’événements marquants de l’histoire sainte, communes dans les villes d’Europe et confiées, en Angleterre, aux guildes de métiers, chacune prenant en charge telle ou telle scène biblique. De ce patronage vient d’ailleurs le mot « mystère », du latin ministerium, signifiant « occupation » ou « métier ».
Plusieurs cycles de ces pièces subsistent, notamment ceux d’York, de Wakefield ou de Chester. Aucun cependant ne traite de la construction du temple de Jérusalem, même si les charpentiers représentaient traditionnellement l’histoire de l’arche de Noé (le traitement du cadavre de Noé, tout aussi apocryphe, étant l’une des sources avancées de la légende du troisième degré). Ces mystères furent interdits par la Réforme protestante comme idolâtres et païens, mais leur influence se retrouva dans le drame élisabéthain. Ils ont pu par ce biais inspirer les rédacteurs de ce nouveau rituel.

Assemblée de francs-maçons pour la réception des maîtres
Série de gravures dites "gravures Gabanon", éditées par Martin Engelbrecht, représentant les cérémonies des francs-maçons tenant loge
Ces sept gravures sont humoristiquement « dédiées au très galant, très sincère et très véridique Frère profane Léonard Gabanon, auteur du Catéchisme des Francs-Maçons ». Elles « dévoilent » les cérémonies des grades symboliques (apprenti-compagnon et maître) telles qu’elles pouvaient se dérouler dans la première moitié du 18e siècle.
Outre le cadre d’une tenue, ces estampes présentent les principaux officiers d’une loge maçonnique au 18e siècle, les différentes fonctions des membres présents étant répertoriées dans les légendes des gravures.
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Quelle que soit son origine exacte, la légende, qu’elle concerne Noé ou Hiram, est d’abord fondée sur la manipulation d’un cadavre dans l’espoir, d’ailleurs déçu, de lui arracher ses secrets, ce qui exhale un parfum certain de nécromancie. Bien plus tard, au 19e siècle, la geste hiramique fut présentée comme le parangon du processus initiatique, comprenant mort et nouvelle naissance, avant d’être confisquée par les occultistes français du 19e siècle. Telle n’était pas apparemment l’intention d’origine, où il ne s’agissait que de secrets perdus.