London, A pilgrimage
























Depuis l'ouverture de la Doré Gallery en 1868, Gustave Doré séjourne régulièrement à Londres où il est reconnu et apprécié. Pour préparer l'édition de London, A pilgrimage, qui paraîtra en 1872, il parcourt la ville à la recherche de motifs pittoresques, en compagnie de son ami Blanchard Jerrold, auteur du texte, et sous escorte policière pour visiter les quartiers défavorisés. Les 180 illustrations restituent l'atmosphère contrastée de la ville oscillant entre la vie élégante des beaux quartiers et les bas-fonds de l'est londonien ou s'entassent les populations déshéritées. Les docks grouillants d'activité, les rues embouteillées, l'underground, premier métro au monde, les sans-abris dormant sous les ponts, la promenade des prisonniers mais aussi les garden-parties et les ventes aux enchères de chevaux reflètent la vie de la capitale à l'époque victorienne, alors que l'industrialisation galopante accentue les clivages sociaux. Grâce aux illustrations de Doré, dans lesquelles il a su teinter de fantastique ou de poésie les scènes les plus réalistes, l'ouvrage a remporté un vif succès et a été adapté en français par Louis Enault, en 1876.
Greenwich (pendant la saison)
« La saison est-elle revenue, c’est partout l’éclat, l’animation, la gaité, le mouvement. Mais un mouvement tel que seul Londres peut vous en donner l’idée et que Paris lui-même ne connaît pas.
Qui a fait ce miracle ? La saison !
La La saison ! Voilà un mot magique ! jamais six lettres n’ont su dire plus de choses. Qui n’a pas vu la saison dans la capitale de l’Angleterre ne s’en fera jamais une juste idée. Pour croire, il faut avoir vu – et, même alors, on croit à peine !
La saison, c’est la vie à outrance, poussée à son maximum d’intensité ; c’est le summum de la puissance mondaine, poursuivi et atteint par des gens qui n’ont eu que la peine de naitre, pour avoir le plaisir de vivre.
L’aristocratie anglaise, en qui se résument, se symbolisent et se personnifient la force, la richesse et l’élégance de la nation, étend sa puissance, son influence, ou du moins son crédit, sur le monde entier, devenu le tributaire de ses divertissements et de ses joies.
Tout ce que l’on peut avoir pour de l’argent, Londres se l’offre à lui-même pendant les trois mois de son merveilleux printemps, avril, mai et juin. Depuis Madrid jusqu’à Stockholm, depuis Naples jusqu’à Vienne, depuis New-York jusqu’à Pétersbourg, tous les théâtres lui cèdent leurs premiers sujets, basses et contraltos, ténors et sopranos. Nos étoiles de première grandeur quittent même le ciel de l’Opéra, pour rayonner un moment à Covent-Garden, ou à Drury-Lane. » (Énault, p. 379)
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Le vaisseau Concordia, dans un bassin des docks
« Les Docks de Victoria affectent la forme d’un vaste rectangle dirigé de l’est à l’ouest. Ils comprennent deux bassins, séparés par une écluse : un bassin de marée, communiquant directement avec le fleuve, et les docks proprement dits. La superficie totale de ces bassins dépasse quarante hectares ; les terrains de la compagnie en mesurent deux cent quarante. Les Victoria-Docks comprennent aussi un bassin de carénage, si parfaitement outillé qu’on y soulève en trente-cinq minutes un navire de six cents tonneaux. Ou le décharge en six heures. Les Docks de Victoria contiennent habituellement pour cent millions de marchandises. » (Énault, p. 56)
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Encombrement
« Un double courant, dont le mouvement ne s’arrête jamais, entraîne et charrie incessamment bêtes, choses et gens du nord au sud, et du sud au nord – c’est-à-dire de la rivière vers la Cité, et de la Cité vers la rivière – en produisant çà et là, grâce à des reflux soudains et à des remous de la vague humaine, une pléthore de circulation et un arrêt de mouvement formidables. C’est alors un indescriptible imbroglio de voitures, de cavaliers et de piétons ; une lutte de gens pressés qui veulent arriver quand-même, et de gens chargés à couler bas, qui s’obstinent à ne leur point livrer passage. Parfois aussi ce sont d’inextricables enchevêtrements des allants et des venants ; puis des rencontres inattendues, dans des carrefours encombrés et des défilés étroits, où il semble qu’il est également impossible d’avancer ou de reculer. » (Énault, p. 32)
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Mouvement d’affaires
« C’est qu’en effet tous les commerces et toutes les industries semblent s’être donné rendez-vous sur ce point du monde – unique au monde. De toutes parts, ils y viennent aboutir comme à leur centre naturel. La variété même de ce spectacle n’est pas son moindre charme : il change à chaque minute, avec la rapide mobilité des objets qui tournent dans le kaléidoscope entre les mains d’un enfant. On ne cesse un seul moment de trouver du nouveau. Chaque pas que vous faites vous ouvre une perspective inattendue, et vous donne un changement de scène.
Ici toutes les marchandises s’entassent ou s’étalent ; les productions du Nord s’échangent contre celles du Midi, et les fruits des plus lointaines contrées et des climats les plus divers s’étonnent de se rencontrer sur un si étroit espace. Et, comme si toutes les sensations devaient s’éveiller en vous en même temps, vous humez dans l’air les arômes puissants du girofle, de la cannelle et du gingembre, mêlés à l’odeur moins balsamique des grands stocks de poisson salé. » (Énault, p. 36)
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Régates (le départ)
« S’il est dans l’année une seconde solennité qui puisse, au double point de vue de l’orgueil national et de l’entrain populaire, le disputer à la grande fête hippique d’Epsom – le Derby – ce sont les courses en bateau ̶ boat-races (en français nous dirions les régates) ̶ qui voient la lutte, chaque année renaissante, des universités d’Oxford et de Cambridge. Ce jour-là aussi est pour Londres un véritable jour de fête. On s’en préoccupe longtemps à l’avance. ̶ On s’en souvient longtemps après. Les hommes mettent leurs plus beaux habits, et les femmes se livrent à de profondes méditations, à seule fin de savoir quelle toilette leur siéra le mieux. Les plus pauvres se donnent le luxe d’un peu de coquetterie : ils rajustent leurs haillons. Il n’est pas jusqu’au gamin dont le métier est de faire la roue sur les places publiques, et de vous poursuivre à outrance pour vous vendre une boite d’allumettes chimiques (matches), qui ne se décore pour la circonstance d’un bout de ruban bleu, ̶ bleu sombre ou bleu pâle ̶ en l’honneur des concurrents des deux universités. Hommes et choses, ce jour-là, sont voués au bleu. N’est-ce pas le jour de la flotte bleue ? » (Énault, p. 207)
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Régates. La lutte
« Sur le fleuve, et sur toutes les routes qui mènent à ses rives, la foule grossit de minute en minute, ardente et passionnée. Ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent se rendre sur le théâtre de la lutte, n’en ont pas moins fait une toilette de fête, ils n’en ont pas moins arboré le traditionnel ruban bleu. Debout au seuil de leurs maisons, ils regardent avec envie ceux qui passent ; ils attendent avec anxiété ceux qui vont revenir. […] Les voilà !
Maintenant la frénésie est à son comble : elle ne connaît plus de bornes ; ce ne sont pas des cris qui jaillissent pour ainsi parler, de cette foule, ce sont des hurlements inarticulés, mais dans lesquels il semble qu’on distingue comme une vibration métallique, tant elle a de violence et d’énergie. Tous les mouchoirs s’agitent ; tous les yeux semblent prêts à jaillir de leurs orbites ; toutes les faces sont injectées de sang. Il ne faudrait point amener ici les malades affectés d’anévrysme : il y aurait rupture. Jamais l’excentricité anglaise, contenue d’ordinaire dans les bornes du decorum et du cant, ne s’abandonne avec plus de fougue à ses inspirations bizarres. Il faut avoir vu de pareilles scènes pour savoir jusqu’où peut aller en de certains moments la déraison d’un peuple grave. » (Énault, p. 214 et 221)
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Le Tattersall
« L’Arabie exceptée, il n’est pas un pays au monde où l’on aime les chevaux aussi passionnément qu’en Angleterre. Et cette passion ne se montre point seulement dans les classes riches qui peuvent la satisfaire, elle s’étend à la nation toute entière : ceux qui n’ont pas de chevaux à eux aiment les chevaux des autres.
[…] Tout anglais est par droit de naissance, écuyer, cocher ou maquignon. Il est parfois les trois ensemble. Il connaît mieux que personne ce noble animal ; mais s’il sait tout le service qu’il en peut attendre, il n’ignore pas non plus les soins qu’il doit lui donner, et il les lui donne. » (Énault, p. 163)
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Le Derby (la fin de la course)
« La grande solennité hippique de l’Angleterre, la seule qui soit vraiment nationale et qui fascine le pays entier, c’est la course de chevaux où se dispute le prix connu sous le nom de Derby. […] On n’a pas d’exemple qu’un anglais ait eu le spleen ou se soit suicidé la semaine du Derby. Il veut connaître le nom du vainqueur avant de partir pour l’autre monde. […]
Si pendant la course, le public ne trahit ses émotions ardentes et profondes que par son silence, sa passion après la victoire éclate avec toute la spontanéité et toute l’énergie du sentiment populaire. On crie, on vocifère, on trépigne, on bat des mains, on se plaint, on se félicite, on calcule sa perte et son gain, car tout le monde a parié. Les bureaux de l’office télégraphique sont assiégés par tous les correspondants des journaux et des grands clubs européens ; les pigeons voyageurs, tenus en réserve pour la circonstance, sont lâchés par leur maître, prennent l’essor, se guindent, et arrivés à une certaine hauteur s’arrêtent, et bientôt, guidés par leur infaillible instinct, se dispersent dans toutes les directions et vont porter à tous les coins du royaume et même sur le continent la nouvelle attendue. Le résultat du Derby sera connu le soir même par tout le monde hippique. » (Énault, p. 193, 198 et 200)
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Promenade des dames
« Toute proportion gardée, Hyde-Park est le bois de Boulogne de l’Angleterre : sans lui la fashion anglaise ne comprendrait pas la vie élégante ; il ne lui est pas seulement nécessaire, il lui est indispensable. C’est là que se font les belles chevauchées ; c’est là que défilent les splendides attelages. Ecrire la physiologie de Hyde-Park ce serait faire histoire de la fleur des pois des Trois-Royaumes. […]
Vers une heure, c’est l’équitation mondaine – ce sont les hommes et les femmes à la mode – et les chevaux de luxe. – Il faut bien monter pour affronter cette revue sévère des uns par les autres. Les beaux et les belles, les dandys, les crags, comme on les appelle à Londres, parcourent trois ou quatre fois dans toute sa longueur cette belle allée de Rotten-Row*, la cravache ou le stick à la main, la rose à la boutonnière, mis – ou mises – à la dernière mode du jour, d’une élégance correcte, qui défie toute critique, et si semblables les uns aux autres dans leur perfection, qu’on dirait la même gravure, éditée par Le Follet, Le Bon-Ton, La Sylphide, ou la Gazette Rose, et tirée à deux mille exemplaires sur papier glacé. (Énault, p. 141)
* L’allée de Rotten-Row, corruption de l’ancienne appellation française, la Route-du-Roi, est à leurs yeux la plus belle allée de l’univers. (p. 131) »
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Gare d’un rail-way en ville
« Mais tous ceux qui ont leurs intérêts dans la Cité ne l’habitent pas : loin de là ! Ils y viennent, ils y passent... et ils s’en retournent. Le flux du matin les apporte ; le reflux du soir les emmène. Le nombre des maisons d’habitation diminue de jour en jour dans la Cité, pour faire place aux boutiques, aux magasins, aux comptoirs, en un mot, à tout l’outillage du commerce. Divisées en ce que l’on nomme des offices, ces maisons sont louées à des négociants que l’on y voit arriver le matin, ou des faubourgs excentriques de Londres, ou des maisons de campagne des environs – Les facilités de circulation que donne à tous aujourd’hui l’établissement de la société des chemins de fer ont largement contribué à la diffusion de la population industrielle ou commerçante, dans le voisinage plus ou moins immédiat de la ville. Il en est parmi ces commerçants qui demeurent à quarante milles au moins de leur comptoir – ce qui ne les empêche pas de venir chaque matin avec l’exactitude d’un chronomètre que rien n’a jamais dérangé.
L’invasion de la Cité commence à 8 heures : à 10 elle est complète. Tous les modes de transport ont été mis à contribution : ceux-ci viennent à pied, quelques-uns à cheval ; ceux-là en cab, et d’autres en omnibus ; le rail-way dispute la pratique aux Waterman de la Tamise. » (Énault, p. 78)
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Maison de commerce dans la Cité
« Dans ces rues, dont le sordide aspect nous repoussait, où nous ne sommes point entrés tout d’abord, et que nous n’avons point visitées sans une secrète répugnance, toute maison est un magasin ou un entrepôt. Prenez garde à vos pieds, car, si cette trappe s’entr’ouvre, vous allez tomber dans une cave sans fond. Prenez garde à votre tête, car cette grue, qui descend lentement des greniers, en faisant crier et grincer ses chaines de fer, va vous harponner au passage. Toutes ces fenêtres sont machinées comme des trucs de féeries ; des plates-formes s’en détachent et se projettent sur le vide, en déployant tout un système d’agrès, de poulies, de crocs, de potences, de cordages, qui promènent dans l’air, avec une puissance et une force irrésistibles, les plus lourds fardeaux, et les font monter et descendre incessamment, au gré du vendeur ou de l’acheteur. » (Énault, p. 30)
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Bishopsgate
« J’ai bientôt appris à connaître les Anglais. Je n’ai surpris chez tous qu’un seul sentiment – sentiment complexe, qu’ils expriment par le mot de loyalty, et qui, s’appliquant à leurs princes, veut dire une affection fidèle, mêlée d’enthousiasme et d’admiration. Il y eut un temps où la France, comme l’Angleterre, connut cette loyalty ; il y eut un temps où nos pères marchaient à la victoire ou à la mort, en criant : « Vive le roi ! »
A partir du moment où le cortège de Leurs Altesses Royales s’est engagé dans les districts populaires de Bishopsgate-Street, Church-Street et Bethnal-Green-Road, sa marche n’a plus été qu’une longue ovation, au milieu des applaudissements frénétiques et des hurrahs, qui ne cessaient un instant que pour reprendre aussitôt, avec une croissante énergie. Partout, aux fenêtres des plus pauvres, aux portes des plus misérables, on apercevait des emblèmes et des devises en l’honneur de la reine, du prince et de la princesse.
On ne s’était pas mis en frais – et pour cause ! – mais de simples fleurs en papier découpées à la main, et grossièrement coloriées, n’en disent pas moins tout ce que l’on vent leur faire dire ; elles le disent parfois bien naïvement, mais ce qui vient du cœur n’en va pas moins au cœur… toujours ! » (Énault, p. 368)
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Londres, vue prise d’un chemin de fer par-dessus les toits
« A quelques milles au sud du pont de Londres, les districts […] où résident de nombreuses familles bourgeoises, nous rendent pour un moment la maison anglaise, dans la vérité de son type, c’est-à-dire nette, confortable et propre.
Nous venons de parler de la maison anglaise. Cette maison est citée, appréciée dans le monde entier ; ceux qui l’ont vue ne sauraient l’oublier, et elle a été tant de fois décrite que ceux-là mêmes la connaissent qui n’ont jamais voyagé en Angleterre. On dirait que chaque rue, chaque quartier, est l’œuvre d’un seul et même architecte, qui n’a voulu le doter que d’un seul genre de construction, et qui se plait à le tirer à des milliers d’exemplaires – avec une similitude si grande qu’il serait impossible, sans le secours du numéro de distinguer l’une de l’autre. A l’exception des quartiers aristocratiques, que nous nous sommes efforcés de décrire, c’est partout une médiocrité régulière, et une vulgarité uniforme qui auraient le privilège d’irriter singulièrement les yeux d’un peuple tant soit peu artiste.
Les anglais font plus que de s’en contenter : ils en sont fiers. Leur maison est pour eux la maison idéale. Cette maison n’a souvent qu’un seul étage ; parfois deux ; rarement trois. Pas de porte cochère : elle serait inutile, puisqu’on ne loge chez soi ni ses chevaux ni sa voiture. Un fossé, recouvert de barreaux, ou protégé par une grille, sépare la maison du trottoir assez large qui l’isole encore de la rue. Au fond de cette tranchée, parfois profonde de plusieurs mètres, on a ménagé la cuisine, l’office, le cellier, en un mot toutes les dépendances. C’est par là que descendent les provisions, sans jamais causer aux maîtres du logis ni trouble ni dérangement ; habitées le plus souvent par une seule famille, ce qui les préserve de cette plaie vive que on nomme le portier, ces maisons un peu étroites ne nous offrent que deux ou trois fenêtres de façade. […]
A ces traits communs, que nous retrouvons dans toutes les maisons de Londres, il faut ajouter encore un caractère propre de leur physionomie – la couleur. Cette couleur est, on peut le dire, la plus triste du monde. C’est un noir sale, laissé sur tous les édifices par la fine poussière de charbon qui s’échappe de ces milliers d’usines, et qui retombe partout, comme une pluie invisible et pénétrante. La teinte primitive des maisons disparaît sous cette sorte de lèpre, qui fait porter à tous les édifices comme une livrée de deuil uniforme. Quelle différence avec ces tons chauds, fauves et mordorés que, dans des pays plus heureux, le soleil donne à la pierre, pénétrée de lumière, qu’il embrase et colore, et qui semble garder éternellement comme un reflet de son éclat. » (Énault, p. 95)
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Saint-Paul
« Que les habitants de Londres comparent, non sans orgueil à Saint-Pierre de Rome, la métropole du catholicisme, Saint-Paul s’élève sur une légère éminence, presque au centre de la capitale de l’Angleterre. Aperçu de toutes parts, son dôme superbe domine au loin l’océan de maisons qui l’environne. Les chroniqueurs anglais affirment, sans le prouver, que l’église actuelle a été bâtie sur l’emplacement d’un temple païen consacré à Diane, la chaste déesse que la pruderie anglaise peut réclamer pour patronne. Ce qui est plus certain, c’est qu’Ethelbert, roi de Kent, avait construit au même lieu une église en bois, plusieurs fois détruite, aussi souvent restaurée, réduite en cendres par le grand incendie de 1083, et sur les ruines de laquelle Guillaume le Conquérant, à ce moment roi paisible de l’Angleterre et grand bâtisseur d’églises, voulut élever une basilique qui surpasserait en grandeur et en magnificence les plus belles églises du monde. On ne cessa pendant trois cents ans de bâtir, de démolir et de reconstruire ce temple impossible, qui semblait condamné à n’être jamais achevé. » (Énault, p. 235)
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Les brasseurs au repos
« Dans un pays qui a toujours soif et qui ne produit pas de vin, la fabrication de la bière doit tenir une place immense. Aussi les brasseries de Londres sont-elles des établissements véritablement uniques dans leur genre. Nulle comparaison avec elles n’est possible : elles sont sans rivales dans le monde entier. Une seule d’entre elles est grande comme un village, possède une étendue de près de cinq acres de terrain, et paye à l’État quatre millions cinq cent mille francs d’impôts. La grande maison Barclay, Perkins and C° a mérité son surnom de VILLE DU HOUBLON (Malt-Town) qui sert de titre à ce chapitre de nos études.
Il est difficile de pénétrer dans ce monde à part sans subir aussitôt une réelle et forte impression.
A Londres même, où tout est grand, on est frappé de cette grandeur, tant elle semble hors de proportion avec tout ce que l’on serait tenté de lui comparer. » (Énault, p. 371)
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En prison (la promenade des détenus)
« Londres a aujourd’hui pour ses criminels des prisons autrement sérieuses que sa tour délabrée.
Il y a d’abord Newgate, qui est la prison centrale de la ville et du comté, où l’on amène à chaque instant les malfaiteurs arrêtés par la police vigilante. – C’est là que l’on trouve la lie la plus impure de la population – toutes les hontes, toutes les misères, toutes les scélératesses qui fermentent dans les bas-fonds d’une immense agglomération d’hommes. Newgate (ce mot veut dire la porte neuve) tire son nom d’une grande porte, flanquée d’un certain nombre de donjons, qui, dès l’année 1218, servaient de prison à Londres. Il eut été difficile de rien imaginer de plus affreux. Le sombre génie anglais semble parfois se complaire dans l’horreur des supplices, des cachots et de la mort. » (Énault, p. 293)
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Vente du poisson à la criée
« C’est dans le quartier de Billing’s-Gate que se centralisent les grandes opérations dont le poisson est l’objet : c’est là qu’ont lieu les principaux arrivages, et que se fait la vente en gros. Mais il y a dans les divers quartiers de la ville, particulièrement dans la Cité, des revendeurs qui font pour des millions d’affaires. C’est un spectacle à réjouir l’œil d’un peintre de nature morte, que ces beaux étalages de poissons de toute forme, de toute couleur, ruisselants de fraîcheur, étincelants sous leurs cuirasses d’écailles, avec des reflets de nacre et d’argent, d’or et de pierreries, que se disputent les gourmands émérites, les chefs des grandes maisons, et même les simples cuisinières de la riche bourgeoisie qui se plait à bien vivre. Un gros poisson, un morceau de bœuf, un plat de pommes de terre, voilà le dîner habituel de beaucoup de familles opulentes mais restées simples dans leurs façons, modestes dans leurs habitudes, et qui se contentent d’une confortabilité sans embarras. » (Énault, p. 414)
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Débarquement du poisson à Billing’s-gate
« Londres est certainement la ville d’Europe – peut-être même du monde – où l’on mange le plus de poisson, et le poisson le meilleur. J’aurais ajouté, il y a quelques années : et à meilleur marché. Mais si j’en disais autant aujourd’hui, j’exciterais peut-être quelques justes réclamations ; car je me suis aperçu, à mes derniers voyages, que les prix avaient presque doublé à Haymarket et dans le Strand.
La poissonnerie, ou, pour parler plus exactement, les poissonneries de Londres sont certainement une des curiosités de la grande ville.
Londres, pour satisfaire ses ardeurs ichthyophages, n’a pas seulement à son service les nombreux ports, petits et grands, aménagés dans les rivages des Trois-Royaumes. Il a aussi de nombreux cours d’eau, et les lacs d’Irlande, ceux d’Écosse, plus féconds encore, et, comme si tout cela ne lui suffisait pas, la Norvège, dont les côtes alimenteraient tout un monde, vient lui fournir un précieux supplément. Trois ou quatre fois par semaine, en effet, les arrivages de Bergen, de Christiansand, et des autres petits ports de l’Ouest, envoient à Londres un contingent des plus précieux.
C’est de là que viennent presque tous les homards, si recherchés dans les soupers des viveurs. Un peu moins gros que les nôtres, ils sont pont-être plus fins et plus délicats. » (Énault, p. 413)
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La partie de croquet dans un jardin de Belgravia
« Dans ces quartiers élevés par l’aristocratie ou pour elle, tout a été prévu, combiné à l’avance pour prévenir tous les besoins et satisfaire toutes les fantaisies de ces favoris de la fortune et de la naissance, pour lesquels le reste des humains semble avoir été créé et mis au monde. Nulle part la ville n’a été plus ingénieusement, plus intimement mêlée à la campagne. Nulle part on a entouré de plus de recherches et plus de soins la vie de ceux qui sont assez riches pour payer leur luxe. Autour de ces maisons les jardins sont grands comme des parcs, et les places publiques, avec leurs arbres et leurs fleurs, chantent et verdissent comme les grands bois ; une ligne continue de verdures, d’ombrages et d’eaux vives circule, sans s’interrompre un moment, dans cette région fortunée, pour y promener une éternelle fraîcheur. » (Énault, p. 82)
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Mansion-House (Au bal)
« La résidence du Lord-Maire, à l’extrémité occidentale de Lombard-Street, est connue sous le nom de Mansion-House, comme qui dirait la maison par excellence. Son architecture n’est pas un chef-d’œuvre – Que l’on imagine un péristyle grec, avec ses colonnes en saillie et son fronton triangulaire : puis, par-dessus, une maison anglaise posée en travers – de telle sorte que la façade à colonnes soit surmontée par un mur. L’excentricité britannique, qui va souvent assez loin, n’est jamais allée plus loin. Palladio avait présenté le plan (on l’a conservé) d’un véritable édifice, gracieux, élégant, comme tous les monuments dont il a couvert l’Italie – mais Palladio était catholique, et les aldermen ont cru faire œuvre pie en lui préférant l’auteur protestant d’une œuvre absurde. Ils ont eu raison, s’ils ont cru, en agissant ainsi, se rendre agréables à Dieu – mais, à coup sûr, ils se sont rendus bien désagréables aux hommes de goût. » (Énault, p. 273)
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L’orgue de barbarie
« Londres a aussi sa musique populaire : la foule, les travailleurs, Monsieur tout le monde, comme disait cet impertinent de Luther, a ses concerts aussi bien que la gentry et la nobility.
Ces concerts-là, on ne les donne pas dans des salles reluisantes de marbre et d’or et resplendissantes de la lumière de huit mille becs de gaz, comme dans cette salle d’Albert-Hall, dont je parlais tout à l’heure. Ils ont lieu partout, sur la place publique, à la porte des débits de liqueurs fortes et à tous les coins de rues où les tolère l’indulgente police.
Il n’y a guère que des instrumentistes dans ces petites bandes, qui jouent avec plus de verve que de style, et que je soupçonne de se recruter souvent parmi les virtuoses très-ambulants des tribus bohémiennes qui, sous le nom de Gypsies, écument les environs de Londres, et exploitent jusqu’à ses faubourgs. » (Énault, p. 384)
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À la belle étoile
« Ni les philosophes, ni les philanthropes, ni les hommes politiques de l’Angleterre ne se dissimulent l’étendue et la gravité d’un tel mal [la misère]. Ils se sont efforcés d’y remédier de mille façons, en recourant tour à tour à une expérimentation ingénieuse ou à une résistance énergique. Mais il s’est trouvé que dans tous les cas le prétendu remède n’a été qu’un palliatif insuffisant... La misère augmente, elle déborde, et quand il s’y joint quelque circonstance aggravante, telle qu’une guerre, une épidémie, un chômage forcé, par suite de quelques temps d’arrêt fatal dans la production, peut-être n’est-il pas au pouvoir de la société, constituée comme elle l’est aujourd’hui en Angleterre, de panser tant de plaies, et de guérir des blessures si profondes. Ce paupérisme mortel semble être la conséquence fatale de l’industrie à outrance, et de la concurrence commerciale sans merci que l’Angleterre fait aux autres nations et qu’elle se fait à elle-même. » (Énault, p. 117)
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Sous les ponts
« De plus malheureux encore, incapables de payer ce loyer pourtant si mince n’ont d’autres ressource, pendant les nuits glacées où Londres est comme enseveli sous le brouillard ou sous la neige, que d’errer dans les rues désertes, dans les allées qui longent les parcs, ou sous les arcades qui entourent certaines places. D’autres se disputent un espace insuffisant sur les bancs du Mall et de Bird-cage-Walk autour de Saint-James Park ; la fatigue les prend, le froid les engourdit, ils s’appliquent à eux-mêmes ce proverbe menteur et peu consolant : "qui dort dîne ! " et ils s’abandonnent au sommeil, qui leur verse du moins quelques heures d’oubli. Nous en avons rencontré d’autres qui nous ont avoué n’avoir jamais couché que sous les ponts de la Tamise depuis huit à dix ans. » (Énault, p. 113)
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Des voyageurs iront s’asseoir sur les ruines, aux bords de la Tamise
« Un tel établissement qui n’a point son pareil en ce bas monde, peut-il se promettre une éternelle durée ? Non sans doute. L’éternité n’est point notre partage, à nous autres, êtres d’un jour, faits pour occuper un point dans l’espace, un moment dans le temps. – De telles pensées seraient folles, de telles espérances téméraires. Tout ce qui est né porte en soi le germe trop fécond de la mort, et tout ce que nous construisons de nos mains est d’avance promis à l’inévitable destruction. Le Maître suprême des choses nous prête le bonheur et ne nous le donne point ; c’est un dépôt qu’il faut rendre. Chaque nation vient occuper à son tour la première place au banquet de la vie, et la cède ensuite à une autre. Que de peuples dont la gloire a ébloui le monde, dont la puissance l’a fait trembler, – et qui ne sont plus aujourd’hui que des noms – des souvenirs qui s’effacent de jour en jour sous des réalités vivantes. Ou laboure les champs où fut Troie : Campos ubi Troya fuit… Les ronces poussent sur les débris de Babylone et de Ninive ; nous avons vu les bédouins errants camper sur les ruines de Palmyre, et tout ce qui reste des colossales architectures d’Héliopolis fournit à peine l’abri d’une seule nuit à la caravane qui passe.
Un jour viendra donc, qui réalisera la vision mélancolique esquissée dans ces dernières pages par l’illustrateur de génie qui a bien voulu s’associer à notre œuvre.
Oui, des voyageurs partis des lointains rivages de la Nouvelle-Zélande, ou de quelque autre terre inconnue, iront s’asseoir et rêver, aux bords de la Tamise déserte, sur les ruines de ces palais et de ces temples, dont nous avons essayé de dépeindre les splendeurs. Malgré la force de son colossal empire, l’Angleterre subira elle aussi l’inéluctable destinée. » (Énault, p. 422)
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Valérie Sueur, conservatrice en chef au département des Estampes et de la photographie de la BnF
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