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Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain dans le texte.

Une sélection d'extraits pour découvrir Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1795) du marquis de Condorcet.  Rédigé dans les derniers mois de sa vie, juste avant son arrestation par la Convention, ce projet ambitieux devait retracer les étapes du progrès général de l'esprit à travers l'histoire dans les domaines scientifiques, moral et politique. Cet ouvrage majeur a participé à ce que l'on a pu appeler, au siècle des Lumières, le mythe du progrès.
 

De Descartes à la République

Jean-Antoine Caritat de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1795.
Dans le projet plus vaste de retracer les étapes du progrès général de l' esprit humain à travers l’histoire, Condorcet revient ici sur la période des Lumières qui voit, partout en Europe, triompher la raison.

En Angleterre, Collins et Bolingbroke ; en France, Bayle, Fontenelle, Voltaire, Montesquieu et les écoles formées par ces hommes célèbres, combattirent en faveur de la vérité, employant tour à tour toutes les armes que l'érudition, la philosophie, l'esprit, le talent d'écrire peuvent fournir à la raison ; prenant tous les tons, employant toutes les formes, depuis la plaisanterie jusqu'au pathétique, depuis la compilation la plus savante et la plus vaste, jusqu'au roman, ou au pamphlet du jour ; couvrant la vérité d'un voile qui ménageait les yeux trop faibles, et laissait le plaisir de la deviner ; caressant les préjugés avec adresse, pour leur porter des coups plus certains ; n'en menaçant presque jamais, ni plusieurs à la fois, ni même un seul tout entier ; consolant quelquefois les ennemis de la raison, en paraissant ne vouloir dans la religion qu'une demi-tolérance, dans la politique qu'une demi-liberté ; ménageant le despotisme quand ils combattaient les absurdités religieuses, et le culte quand ils s'élevaient contre la tyrannie ; attaquant ces deux fléaux dans leur principe, quand même ils paraissaient n'en vouloir qu'à des abus révoltants ou ridicules, et frappant ces arbres funestes dans leurs racines, quand ils semblaient se borner à élaguer quelques branches égarées ; tantôt apprenant aux amis de la liberté que la superstition, qui couvre le despotisme d'un bouclier impénétrable, est la première victime qu'ils doivent immoler, la première chaîne qu'ils doivent briser ; tantôt, au contraire, la dénonçant aux despotes comme la véritable ennemie de leur pouvoir, et les effrayant du tableau de ses hypocrites complots et de ses fureurs sanguinaires ; mais ne se lassant jamais de réclamer l'indépendance de la raison, la liberté d'écrire comme le droit, comme le salut du genre humain ; s'élevant, avec une infatigable énergie, contre tous les crimes du fanatisme et de la tyrannie ; poursuivant dans la religion, dans l'administration, dans les mœurs, dans les lois, tout ce qui portait le caractère de l'oppression, de la dureté, de la barbarie ; ordonnant, au nom de la nature, aux rois, aux guerriers, aux magistrats, aux prêtres, de respecter le sang des hommes ; leur reprochant, avec une énergique sévérité, celui que leur politique ou leur indifférence prodiguait encore dans les combats ou dans les supplices ; prenant enfin, pour cri de guerre, raison, tolérance, humanité.

Jean-Antoine Caritat de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain : Paris, Masson et Fils, 1822

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Des progrès futurs de l'esprit humain

Jean-Antoine Caritat de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1795.
Après avoir retracé les différentes étapes du progrès général de l'esprit humain à travers l'histoire, Condorcet envisage ici l'avenir et énonce son espoir de détruire les inégalités.

Nos espérances sur les destinées futures de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois questions : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple : enfin le perfectionnement réel de l’homme.
Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, les Français et les Anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des Indiens de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir ?
Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?
Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l’art sociale ? Doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette inégalité de fait, dernier but de l’art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni misère ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d’après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où, enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une portion de la société ?
Enfin, l’espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l’intensité et dirigent l’emploi de ces facultés, ou même de celui de l’organisation naturelle ?
En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l’expérience du passé, dans l’observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu’ici, dans l’analyse de la marche de l’esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n’a mis aucun terme à nos espérances.
Si nous jetons un coup d’œil sur l’état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans l’Europe, les principes de la Constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu’aux cabanes de leur esclavage ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l’âme des opprimés.
En parcourant ensuite ces diverses nations, nous verrons dans chacune quels obstacles particuliers elle oppose à cette révolution, ou quelles dispositions la favorisent ; nous distinguerons celles où elle doit être doucement amenée par la sagesse peut-être tardive de leurs gouvernements, et celles où, rendue plus violente par leur résistance, elle doit les entraîner eux-mêmes dans des mouvements terribles et rapides.
Peut-on douter que la sagesse ou les divisions insensées des nations européennes, secondant les effets lents, mais infaillibles, des progrès de leurs colonies, n’amènent bientôt l’indépendance du nouveau monde ? Et dès lors, la population européenne pendant les accroissements rapides sur cet immense territoire, ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaître, même sans conquête, les nations sauvages qui y occupent encore de vastes contrées ?
Parcourez l’histoire de nos entreprises, de nos établissements en Afrique ou en Asie ; vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d’une autre couleur ou d’une autre croyance ; l’insolence de nos usurpations, l’extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres détruire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d’abord obtenu.
Mais l’instant approche sans doute où, cessant de ne leur montrer que des corrupteurs et des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou de généreux libérateurs.

Jean-Antoine Caritat de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain : Paris, Masson et Fils, 1822

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Des hommes libres et égaux

Jean-Antoine Caritat de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1795.
Condorcet approfondit ici son observation sur les inégalités et en distingue trois : l'inégalité de richesse, l'inégalité d'état et l'inégalité d'instruction.

Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire et sur les théâtres ; où l’on ne s’en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes ; pour s’entretenir, par l’horreur de leurs excès, dans une utile vigilance ; pour savoir reconnaître et étouffer, sous le poids de la raison, les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître !
En parcourant l’histoire des sociétés, nous aurons eu l’occasion de faire voir que souvent il existe un grand intervalle entre les droits que la loi reconnaît dans les citoyens et les droits dont ils ont une jouissance réelle ; entre l’égalité qui est établie par les institutions politiques et celle qui existe entre les individus : nous aurons fait remarquer que cette différence a été une des principales causes de la destruction de la liberté dans les républiques anciennes, des orages qui les ont troublées, de la faiblesse qui les a livrées à des tyrans étrangers.
Ces différences ont trois causes principales : l’inégalité de richesse, l’inégalité d’état entre celui dont les moyens de subsistance assurée pour lui-même se transmettent à sa famille, et celui pour qui ces moyens sont dépendants de la durée de sa vie, ou plutôt de la partie de sa vie où il est capable de travail ; enfin, l’inégalité d’instruction.
Il faudra donc montrer que ces trois espèces d’inégalité réelle doivent diminuer continuellement, sans pourtant s’anéantir ; car elles ont des causes naturelles et nécessaires, qu’il serait absurde et dangereux de vouloir détruire ; et l’on ne pourrait même tenter d’en faire disparaître entièrement les effets, sans ouvrir des sources d’inégalité plus fécondes, sans porter aux droits des hommes des atteintes plus directes et plus funestes.
Il est aisé de prouver que les fortunes tendent naturellement à l’égalité, et que leur excessive disproportion ou ne peut exister, ou doit promptement cesser, si les lois civiles n’établissent pas des moyens factices de les perpétuer et de les réunir ; si la liberté du commerce et de l’industrie fait disparaître l’avantage que toute loi prohibitive, tout droit fiscal, donnent à la richesse acquise ; si des impôts sur les conventions, les restrictions mises à leur liberté, leur assujettissement à des formalités gênantes ; enfin, l’incertitude et les dépenses nécessaires pour en obtenir l’exécution, n’arrêtent pas l’activité du pauvre et n’engloutissent pas ses faibles capitaux ; si l’administration publique n’ouvre point à quelques hommes des sources abondantes d’opulence, fermées au reste des citoyens ; si les préjugés et l’esprit d’avarice, propre à l’âge avancé, ne président point aux mariages ; si enfin, par la simplicité des mœurs et la sagesse des institutions, les richesses ne sont plus des moyens de satisfaire la vanité ou l’ambition, sans que cependant une austérité mal entendue, ne permettant plus d’en faire un moyen de jouissances recherchées, force de conserver celles qui ont été une fois accumulées.
Comparons, dans les nations éclairées de l’Europe, leur population actuelle et l’étendue de leur territoire. Observons, dans le spectacle que présentent leur culture et leur industrie, la distribution des travaux et des moyens de subsistance ; et nous verrons qu’il serait impossible de conserver ces moyens dans le même degré, et, par une conséquence nécessaire, d’entretenir la même masse de population, si un grand nombre d’individus cessaient de n’avoir, pour subvenir presque entièrement à leurs besoins ou à ceux de leur famille, que leur industrie et ce qu’ils tirent des capitaux employés à l’acquérir ou à en augmenter le produit. Or, la conservation de l’une et de l’autre de ces ressources dépend de la vie, de la santé même du chef de chaque famille. C’est, en quelque sorte, une fortune viagère, ou même plus dépendante du hasard ; et il en résulte une différence très réelle entre cette classe d’hommes et celle dont les ressources ne sont point assujetties aux mêmes risques, soit que le revenu d’une terre, ou l’intérêt d’un capital presque indépendant de leur industrie, fournisse à leurs besoins.
Il existe donc une cause nécessaire d’inégalité, de dépendance et même de misère, qui menace sans cesse la classe la plus nombreuse et la plus active de nos sociétés.
Nous montrerons qu’on peut la détruire en grande partie, en opposant le hasard à lui-même ; en assurant à celui qui atteint la vieillesse un secours produit par ses épargnes, mais augmenté de celles des individus qui, en faisant le même sacrifice, meurent avant le moment d’avoir besoin d’en recueillir le fruit.

Jean-Antoine Caritat de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain : Paris, Masson et Fils, 1822

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