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Anthologie

Thérèse Raquin dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir Thérèse Raquin, le premier roman « naturaliste » d'Émile Zola, publié pour la première fois sous forme de feuilleton dans la revue L'Artiste en 1867. Cette œuvre est immédiatement considérée par la critique comme immorale : l'intrigue se noue en effet autour d'un meurtre fomenté par deux amants adultères. Thérèse, mariée à son cousin Camille, un homme chétif et maladif, tombe amoureuse du vigoureux Laurent. Après avoir profité d'une promenade en barque pour noyer le mari et faire croire à un accident, les amants se marient mais sont hantés par des hallucinations : la figure du défunt leur apparaît et matérialise leur culpabilité.

Le déménagement à Paris

Émile Zola, Thérèse Raquin, Chapitre III, 1867.
 
Élevée par sa tante au grand air, dans une maison en Normandie, Thérèse Raquin finit par épouser son cousin, Camille, un homme faible, à la santé fragile. La famille déménage à Paris, où la mère de Camille a acheté une mercerie dans une ruelle sombre, le passage du Pont-Neuf.

Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait vivre désormais, il lui sembla qu'elle descendait dans la terre grasse d'une fosse. Une sorte d'écœurement la prit à la gorge, et elle eut des frissons de peur. Elle regarda la galerie sale et humide, elle visita le magasin, monta au premier étage, fit le tour de chaque pièce ; ces pièces nues, sans meubles, étaient effrayantes de solitude et de délabrement. La jeune femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle était comme glacée. Sa tante et son mari étant descendus, elle s'assit sur une malle, les mains roidies, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant pleurer.
Madame Raquin, en face de la réalité, resta embarrassée, honteuse de ses rêves. Elle chercha à défendre son acquisition. Elle trouvait un remède à chaque nouvel inconvénient qui se présentait, expliquait l'obscurité en disant que le temps était couvert, et concluait en affirmant qu'un coup de balai suffirait.
 Bah ! répondait Camille, tout cela est très convenable. D'ailleurs, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentrerai pas avant cinq ou six heures. Vous deux, vous serez ensemble, vous ne vous ennuierez pas.
Jamais le jeune homme n'aurait consenti à habiter un pareil taudis, s'il n'avait pas compté sur les douceurs tièdes de son bureau. Il se disait qu'il aurait chaud tout le jour à son administration, et que, le soir, il se coucherait de bonne heure. […]
Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vivait le moins possible dans la boutique, il flânait toute la journée. L'ennui le prit à un tel point qu'il parla de retourner à Vernon. Enfin, il entra dans l'administration du chemin de fer d'Orléans. Il gagnait cent francs par mois. Son rêve était exaucé.

Émile Zola, Thérèse Raquin : Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1868

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Naturalisme
  • Roman
  • Émile Zola
  • Thérèse Raquin
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Laurent

Émile Zola, Thérèse Raquin, Chapitre V, 1867.
Thérèse Raquin dépérit dans la boutique sombre et humide du passage du pont-neuf tandis que son mari Camille est employé aux chemins de fer. Un jour, celui-ci invite à dîner Laurent, un ancien ami qu'il a retrouvé par hasard au travail. Thérèse contemple sans un mot le physique vigoureux de Laurent, à l'opposé de son chétif cousin et mari.

Il [Laurent] se débarrassa de son chapeau et s'installa dans la boutique. Madame Raquin courut à ses casseroles. Thérèse, qui n'avait pas encore prononcé une parole, regardait le nouveau venu. Elle n'avait jamais vu un homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, l'étonnait. Elle contemplait avec une sorte d'admiration son front bas, planté d'une rude chevelure noire, ses joues pleines, ses lèvres rouges, sa face régulière, d'une beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards sur son cou ; ce cou était large et court, gras et puissant. Puis elle s'oublia à considérer les grosses mains qu'il tenait étalées sur ses genoux ; les doigts en étaient carrés ; le poing fermé devait être énorme et aurait pu assommer un bœuf. Laurent était un vrai fils de paysan, d'allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et précis, l'air tranquille et entêté. On sentait sous ses vêtements des muscles ronds et développés, tout un corps d'une chair épaisse et ferme. Et Thérèse l'examinait avec curiosité, allant de ses poings à sa face, éprouvant de petits frissons, lorsque ses yeux rencontraient son cou de taureau.

Émile Zola, Thérèse Raquin : Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1868

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Naturalisme
  • Roman
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Le meurtre de Camille

Émile Zola, Thérèse Raquin, Chapitre XI, 1867.
Une relation adultère et passionnelle s'est nouée entre Thérèse Raquin et Laurent, le collègue de son mari Camille. Lassés de devoir se cacher, les deux amis songent à se débarasser de lui. Laurent met son plan à exécution lors d'une sortie en barque.

Le crépuscule venait. De grandes ombres tombaient des arbres, et les eaux étaient noires sur les bords. Au milieu de la rivière, il y avait de larges traînées d'argent pâle. La barque fut bientôt en pleine Seine. Là, tous les bruits des quais s'adoucissaient ; les chants, les cris, arrivaient vagues et mélancoliques, avec des langueurs tristes. On ne sentait plus l'odeur de friture et de poussière. Des fraîcheurs traînaient. Il faisait froid.

Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot au fil du courant.

En face, se dressait le grand massif rougeâtre des îles. Les deux rives, d'un brun sombre taché de gris, étaient comme deux larges bandes qui allaient se rejoindre à l'horizon. L'eau et le ciel semblaient coupés dans la même étoffe blanchâtre. Rien n'est plus douloureusement calme qu'un crépuscule d'automne. Les rayons pâlissent dans l'air frissonnant, les arbres vieillis jettent leurs feuilles. La campagne, brûlée par les rayons ardents de l'été, sent la mort venir avec les premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de haut, apportant des linceuls dans son ombre.

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la barque qui coulait avec l'eau, ils regardaient les dernières lueurs quitter les hautes branches. Ils approchaient des îles. Les grandes masses rougeâtres devenaient sombres ; tout le paysage se simplifiait dans le crépuscule ; la Seine, le ciel, les îles, les coteaux n'étaient plus que des taches brunes et grises qui s'effaçaient au milieu d'un brouillard laiteux.

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la tête au-dessus de l'eau, trempa ses mains dans la rivière.

 Fichtre ! que c'est froid ! s'écria-t-il. Il ne ferait pas bon de piquer une tête dans ce bouillon-là.

Laurent ne répondit pas. Depuis un instant il regardait les deux rives avec inquiétude ; il avançait ses grosses mains sur ses genoux, en serrant les lèvres. Thérèse, raide, immobile, la tête un peu renversée, attendait.

La barque allait s'engager dans un petit bras, sombre et étroit, s'enfonçant entre deux îles. On entendait, derrière l'une des îles, les chants adoucis d'une équipe de canotiers qui devaient remonter la Seine. Au loin, en amont, la rivière était libre.

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps. Le commis éclata de rire.

 Ah ! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces plaisanteries-là… Voyons, finis : tu vas me faire tomber.

Laurent serra plus fort, donna une secousse, Camille se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui le serrait à la gorge. Avec l'instinct d'une bête qui se défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes.

 Thérèse ! Thérèse ! appela-t-il d'une voix étouffée et sifflante.

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains à un banc du canot qui craquait et dansait sur la rivière. Elle ne pouvait fermer les yeux ; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le spectacle horrible de la lutte. Elle était rigide, muette.

 Thérèse ! Thérèse ! appela de nouveau le malheureux qui râlait.

À ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs se détendaient. La crise qu'elle redoutait la jeta toute frémissante au fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d'une main à la gorge. Il finit par l'arracher de la barque à l'aide de son autre bras. Il le tenait en l'air, ainsi qu'un enfant, au bout de ses bras vigoureux. Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa victime, folle de rage et d'épouvante, se tordit, avança les dents et les enfonça dans ce cou. Et lorsque le meurtrier, retenant un cri de souffrance, lança brusquement le commis à la rivière, les dents de celui-ci lui emportèrent un morceau de chair.

Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux, ou trois fois sur l'eau, jetant des cris de plus en plus sourds.

Laurent ne perdit pas une seconde, il releva le collet de son paletot pour cacher sa blessure. Puis il saisit entre ses bras Thérèse évanouie, fit chavirer le canot d'un coup de pied, et se laissa tomber dans la Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l'eau, appelant au secours d'une voix lamentable.

Les canotiers, dont il avait entendu les chants derrière la pointe de l'île, arrivaient à grands coups de rames. Ils comprirent qu'un malheur venait d'avoir lieu : ils opérèrent le sauvetage de Thérèse qu'ils couchèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à l'eau, il chercha Camille dans les endroits où il ne pouvait être, il revint en pleurant, en se tordant les bras, en s'arrachant les cheveux. Les canotiers tentaient de le calmer, de le consoler.

Émile Zola, Thérèse Raquin : Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1868

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  • Littérature
  • Naturalisme
  • Roman
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