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Anthologie

Les Lettres parisiennes dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir la verve et l'ironie de Delphine Girardin dans les Lettres parisiennes, une chronique mondaine et satirique publiée dans le quotidien La Presse sous le pseudonyme du Vicomte de Launay. Cette correspondance imaginaire, publiée en feuilleton sous la rubrique « Courrier de Paris » de septembre 1836 à septembre 1848, met en scène les états d’âmes d’un aristocrate nostalgique de l’Ancien régime. L'usage du pseudonyme permet à l'autrice de dénoncer les travers de la monarchie de Juillet.

Le « Versailles sauvé »

Vicomte Charles de Launay, La Presse, « Courrier de Paris », 22 juin 1837.
Le « vicomte de Launay » (Delphine de Girardin) évoque dans sa chronique hebdomadaire l’inauguration du musée de l’Histoire de France de Versailles. Par la volonté du roi Louis-Philippe, le château de Louis XIV, avait été réaménagé afin d’accueillir une collection de centaines de peintures retraçant le « roman national » des origines gauloises à la Révolution de 1830. Cette inauguration, très politique, fit cependant fureur à une époque où le grand public se passionnait pour l’histoire de France.

Il y a quelques jours aussi, nous nous sommes sincèrement réjoui de pouvoir admirer, sans nous être suspect à nous-mêmes, ce beau monument que nous appellerons le Versailles sauvé ; car c’est en cela que la pensée est deux fois généreuse et belle ; ce n’est pas seulement un Versailles nouveau qu’on vous donne, c’est le Versailles de Louis XIV que l’on vous rend ; c’est le palais du grand roi que les rats et les députés allaient détruire, et que Louis-Philippe a sauvé. Sans doute, il est fâcheux de voir des murs en bois de chêne dans ce temple de l’orgueil, où le marbre seul était admis ; sans doute ce réfectoire de maréchaux n’a pas la splendeur des salons dorés du premier étage ; mais à qui la faute ? ce n’est pas celle du roi, c’est celle du siècle ; nous ne laissons pas à nos rois le temps de bâtir en marbre, nous ne leur laissons prendre à l’état ce qu’il leur faudrait d’or pour en couvrir les murs de leur palais. Versailles aujourd’hui n’est plus l’œuvre de la munificence d’un monarque, c’est le fruit de ses économies ; toute la grandeur de la royauté moderne est dans ce mot. En surveillant les travaux de Versailles, Louis-Philippe disait chaque jour : « Pourvu qu’ils me laissent le temps de finir cela. ». ILS, c’étaient les assassins ; toute la stabilité du trône moderne n’est-elle pas dans ce mot ; et croyez-vous qu’il soit possible de bâtir des palais en marbre et de sculpter des lambris d’or avec un budget de roi citoyen, entre la machine infernale de la veille et les coups de pistolet du lendemain ?
Le premier devoir d’un souverain, c’est de comprendre son époque ; le premier devoir d’un monument, c’est de la représenter. Il nous semble qu’en cela Louis-Philippe et le nouveau Versailles ont bien rempli leur devoir. Ce n’est pas leur faute si l’époque n’est pas plus belle, si de nos jours les pâtes ont remplacé les moulures, si le car­ton-pierre remplace le bronze, si les députés chauves remplacent les ambassadeurs à longues perruques, si les fracs de drap rem­placent les habits de velours, si les cravates noires remplacent les jabots de dentelle, si les petits camards remplacent les grands nez aquilins. Ce qu’il y a de beau à Versailles, c’est précisément le mélange de toutes ces choses. C’est tout le passé et tout le présent. C’est ce ravissant portrait de Marie-Antoinette, dont la république avait déchiré la toile ; ce sont ces grandes batailles de l’empire, que la restauration avait cachées ; c’est enfin cette pensées qui vient aux esprits indifférents en parcourant ces galeries : « Deux réactions d’un jour ! … et pas un de ces tableaux n’y resterait ! »

Vicomte de Launay, La Presse, « Courrier de Paris », 22 juin 1837.

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La mode des bains de mer

Vicomte Charles de Launay, La Presse, « Courrier de Paris », 5 septembre 1840.
Dans cet extrait, le « vicomte de Launay » (Delphine de Girardin) mélange plusieurs sujets en se moquant de l’émergence des mouvements socialistes parmi les ouvriers de Paris puis de l’adoption des codes de la vie aristocratique par les grands bourgeois parisiens ayant pris l’habitude de passer l’été en cure puis l’automne dans leurs châteaux à la campagne. Elle fait enfin état d’un phénomène nouveau : l’attrait pour les bains de mer et l’essor des stations balnéaires normandes, notamment de Trouville et de Dieppe.

Nous lisons dans les journaux que les ouvriers menuisiers et autres quittent leur travaux et se réunissent dès huit heures du matin dans une plaine quelconque, pour délibérer, etc. etc., et précisément nous avons près de nous, dans une maison voisine, un menuisier qui ne cesse de cogner sur ses planches de manière à nous fendre la tête ; ces choses-là sont faites pour nous ; il n’y a dans tout Paris en ce moment qu’un seul menuisier raisonnable qui travaille pendant que ses compagnons se révoltent, et cet honnête homme a la bonté de venir travailler, non pas pour nous, mais à côté de nous. C’est piquant Oh ! le bruit, le bruit continuel et varié, ce qui fait qu’on ne peut s’y accoutume, est, sans contredit, un des grands inconvénients de l’été passé à Paris. L’hiver, chacun ferme ses fenêtres, on n’entend presque rien ; mais dans les beaux jours, on veut respirer, on ouvre avec confiance toutes les fenêtres de son appartement pour que l’air y pénètre… avec les parfums de toutes les cuisines et les bruits de tout le quartier.
Depuis huit jours nous avons revu beaucoup de nos amis ; les uns reviennent des eaux de Vichy et de Baden, les autres arrivent de Dieppe et de Trouville. Après avoir passé quelques heures à Paris, ils iront s’enfoncer dans leurs terres où ils resteront jusqu’au mois de décembre, et peut-être même de janvier ; car les gens du monde commencent à prendre au sérieux l’état de propriétaire. Depuis quand cela ? depuis qu’il est question de l’abolissement de la propriété. Les mauvaises pensées ont cela de bon, qu’elles inspirent les sages résolutions ; c’est le danger qui fait le courage ; qui n’a rien à craindre n’a rien à faire ; de même ce sont les vilaines actions qui font naître les beaux dévouements. Les hommes méchants ne sont sur la terre que pour exalter l’héroïsme des hommes généreux. Croyez-vous donc que Dieu permettrait le mal s’il ne devait pas servir à exciter le bien ?
Les voyageurs qui arrivent de Trouville racontent qu’ils s’y sont fort amusés. Nous avons peine à braver leur fureur. Ils nous accusent d’avoir calomnié l’Océan dans la personne de son plus séduisant rivage. Il paraît que Trouville n’est pas un séjour indifférent ; on ne saurait en parler de sang-froid ; l’on l’abhorre ou bien on l’adore. Notre spirituel correspondant nous avait dit : Les chemins de Trouville sont affreux ; nos amis indignés s’écrient : Les chemins de Trouville sont superbes ! Il avait dit aussi : Les auberges y sont détestables, on dîne fort mal à l’Agneau d’or   nos amis indignés répondent : Les auberges sont excellentes, nulle part on ne dîne mieux qu’à l’Agneau d’or… Il avait osé dire encore : On n’y mange que des crevettes et des naufragés. Nos amis toujours plus indignés s’écrient, trahissant leur férocité : quelle calomnie ! nous en avons demandé, et justement il n’y en avait pas ! et puis ils recommencent à nous reprocher d’avoir calomnié Trouville, ce séjour de délices où la mer était si belle, où les femmes étaient si jolies, où l’on se plaisait tant, où l’on a juré de revenir l’été prochain. Mais dans leurs réclamations, ils sont interrompus par les arrivants de Dieppe, qui viennent se plaindre à leur tour – du mal qu’on a dit d’eux, – non du mal que l’on n’a pas dit.   Quoi ! pas un mot de Dieppe ! s’écrient-ils, vous avez parlé trois fois de Trouville, et vous n’avez rien dit de nous […].

Vicomte Charles de Launay, La Presse, « Courrier de Paris », 5 septembre 1840.

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Trois grands bals

Vicomte Charles de Launay, La Presse, « Courrier de Paris », 8 février 1840.
Chaque hiver, la grande saison des bals et des fêtes alimentait la chronique mondaine du vicomte de Launay, le pseudonyme de l'autrice. En opposant trois soirées organisées la même semaine, Delphine de Girardin met ainsi en scène trois groupes sociaux : le cercle de la duchesse d’Orléans, épouse de l’héritier du trône, issue d’une grande famille princière allemande, incarne le bon goût ; le bal de la Liste civile où se retrouvaient les légitimistes partisans du comte de Chambord, petit-fils de Charles X, évoquait les grandes fêtes du temps passé. Au contraire, les Tuileries, où le roi « usurpateur » Louis-Philippe tâchait de rallier les soutiens de sa monarchie « bourgeoise », représentait la vulgarité d’une société de parvenus.

La semaine a commencé par trois grands bals : lundi, bal chez Mme la duchesse d’Orléans ; mardi, bal au profit des pensionnaires de l’ancienne Liste civile, mercredi, bal aux Tuileries. Le premier était un vrai bal de prince, tout y était du meilleur goût, beaucoup de monde et point de foule, un peu d’étiquette mais point de froideur. De grands personnages causant dans de charmants salons artistement ornés ; des hommes distingués osant avoir de bonnes manières, au risque de passer pour des courtisans imitant le maître ; beaucoup de jeunes femmes, toutes jolies et toutes admirablement mises. On le sait, aux fêtes de Mme la duchesse d’Orléans, on ne porte que des robes neuves ; c’est pour ces jours-là que se réservent les parures les plus fraîches, les diamants les plus beaux et les fleurs les plus nouvelles. Comme ce sont des réunions d’élite, chacun est fier d’en faire partie, et chacun se met en frais pour y venir. Quand on se voit l’objet d’un choix flatteur, on devient tout de suite très difficile pour soi-même ; les préférences ont cela de bon, qu’elles inspirent toujours un peu le désir de les mériter.
Le second bal, donné au théâtre de la Renaissance, était une vraie fête royale ; on n’a jamais rien vu de plus riche, de plus magnifique, de plus grandiose, de mieux ordonné et de plus élégant. D’abord, pour arriver, point de file : six voitures s’arrêtaient en même temps sous le péristyle, où chacun parvenait sans le moindre embarras. Là commençaient les enchantements : dans l’escalier des glaces, des tapis, des fleurs et des flots de lumières ; dans les corridors des glaces, des tapis, des fleurs et des flots de lumières ; dans le foyer des tapis, des glaces, des fleurs, des flots de lumières, des canapés et des femmes éblouissantes. La salle offrait un coup d’œil dont rien ne peut donner l’idée ; les loges, sans portes, étaient tendues de riches étoffes et éclairées par de superbes candélabres en bronze doré. Le lustre était ce beau modèle renaissance, chef-d’œuvre de Chaumont, que tout le monde a admiré à l’exposition de l’industrie cette année.
Que tout cela avait bon air ! En bas, vingt valets de pied en grande livrée, en haut, quinze valets de chambre en grande tenue, dans les corridors, quinze huissiers ornés de leur chaîne ; dans la salle, messieurs les commissaires portant à leur boutonnière les insignes de leur grade : un ruban bleu et la médaille de la charité. Mesdames les patronnesses occupaient une estrade à l’entrée de la salle de bal ; elles étaient resplendissantes de parures. Leur présence expliquait l’empressement du public ; on comprenait que tout le monde élégant de Paris voulût être d’une fête dont elles faisaient les honneurs […]
Le troisième bal donné aux Tuileries était un vrai bal de charité ; la plupart des invités l’avaient été par complaisance. Quelle file ! Quelle foule ! Et quelles figures ! Mais aussi, comment voulez-vous qu’un bal où les trois cents hommes les plus laids de France sont, avant tout le monde, priés par force et de fondation, sous prétexte qu’ils représentent le pays, ne soit pas épouvantable. Ces messieurs, naturellement laids, sont en outre systématiquement mal mis ; ils sont tous sales et point peignés ; c’est leur uniforme, le seul qu’ils aient voulu adopter. Quant à leurs manières, elles sont des plus libérales ; ils se donnent des coups de coude, des coups de pied, des coups de poing. C’est révoltant ; on se croirait à la Chambre.

Vicomte Charles de Launay, La Presse, « Courrier de Paris », 8 février 1840.

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