Casanova, la passion de la liberté

Bibliothèque nationale de France
Todos Caerán : Caprice n°19
Casanova goûte peu les Espagnols, « tous ennemis de l’étranger » et « jaloux par nature ». Il trouve les femmes, en revanche, « ardentes de désirs et toutes prêtes à donner la main à des manèges tendant à tromper tous les êtres qui les entourent pour espionner leurs menées. » (Histoire de ma vie, III, p. 571-572). Il rencontre à Valence l’image même de la débauche en la personne de la jeune Nina Bergonzi, qu’il décrit se livrant à une scène d’orgie si insoutenable pour lui qu’il prend la fuite. (Histoire de ma vie, III, p. 683-684).
Bibliothèque nationale de France
L'enfant pituiteux
Dans sa préface, conçue comme un geste de courtoisie à l’égard des lecteurs, une manière de se présenter avant de commencer le récit, Casanova fait appel, pour son portrait « psychologique », à la théorie des humeurs : « J’ai eu tous les quatre tempéraments : le pituiteux dans mon enfance, le sanguin dans ma jeunesse, puis le bilieux, et enfin le mélancolique, qui apparemment ne me quittera plus1. »
Histoire de ma vie privilégie le joyeux temps du tempérament sanguin, qui nous rend « empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à en inventer ».
« Le tempérament sanguin me rendit très sensible aux attraits de toute volupté et empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à en inventer. »

La Terre partagée, avec les éléments, les points cardinaux, les signes du zodiaque et les humeurs
Les signes du zodiaque entourent une mappemonde orientée vers l’est et divisée en zones climatiques. À l’intérieur d’un quatre-feuilles, les humeurs associées aux âges de la vie et les saisons sont mises en relation avec les éléments et les grandes directions cardinales. La sphère terrestre considérée comme l’un des éléments de l’univers est associée à l’Occident, à l’automne, à la vieillesse et à la mélancolie.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Sur cette époque, pourtant décisive, Casanova ne s’attarde pas. Elle est ce contre quoi, ou plutôt hors de quoi, il s’est constitué. Affaibli par de perpétuels saignements de nez, la bouche ouverte, l’air idiot, Giacomo dépérit. On peut parier que ses frères et sœurs plus jeunes se moquent de lui. Ses parents ne lui parlent pas, persuadés qu’il va bientôt mourir.
La sorcière de Murano
Et l’enfant, en effet, se meurt, tué par cette indifférence. Cercle fatal dont il n’aurait pu s’échapper sans sa « bonne grand-mère », personnage d’amour et de foi en les pouvoirs surnaturels de la sorcellerie comme de la religion. Elle le conduit chez une sorcière de Murano. Il a exactement huit ans et quatre mois.

La nature
Depuis la Préhistoire, les guérisseurs cueillent des plantes thérapeutiques en pleine nature avant de les broyer dans des mortiers pour composer des médicaments.
Ici, un homme prépare un onguent contre les serpents à base de racines de silphium, mauve, rosier et de chenilles.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
L’enfant n’est pas guéri, mais il va mieux (il sera définitivement guéri par sa dure épreuve d’une faim « canine » au pensionnat). Mais, surtout, la scène avec la sorcière lui fait découvrir le premier principe à l’œuvre dans cet extraordinaire roman d’apprentissage qu’est Histoire de ma vie : il existe de l’irrationnel et il importe de savoir jouer avec.
L’observation du mouvement
L’éveil de sa raison, huit mois plus tard, en avril 1734, a pour cadre le burchiello (barque faisant le trajet, sur le canal de la Brenta, entre Venise et Padoue) qui le mène à Padoue, et pour motif l’interprétation du mouvement. Ayant compris que ce ne sont pas les arbres qui bougent mais lui, Giacomo en déduit que c’est peut-être pareil avec le soleil : il est fixe, et c’est nous qui nous déplaçons ! L’enfant, plein de fierté, confie sa trouvaille à sa mère. Elle lui répond par des sarcasmes. Au bord des larmes, prêt à sombrer, il est sauvé par l’approbation du poète et célèbre libertin Giorgio Baffo. Celui-ci le complimente et l’exhorte à faire confiance à son entendement. C’est pour l’enfant la découverte d’un second principe fondamental : il existe du rationnel et il est passionnant de développer ses facultés intellectuelles.

Il brille d’une lumière fertile
« Je me recommandais sans cesse à la miséricorde de Dieu. Les esprits forts qui disent que la prière ne sert à rien ne savent pas ce qu’ils disent. Je sais qu’après avoir prié DIEU, je me trouvais toujours plus fort ; et c’est assez pour en prouver l’utilité, soit que l’augmentation de vigueur vienne immédiatement de DIEU, soit qu’elle soit une conséquence physique de la confiance qu’on a en lui. »
Histoire de ma vie, I, p. 897.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France

Le bureau typographique
Pédagogue d’origine protestante, Louis Dumas a participé au mouvement de réforme éducative du début du règne de Louis XV. Il souhaitait en effet mettre en œuvre dans le domaine de l’apprentissage de la lecture la méthode expérimentale préconisée par John Locke. Il a donc imaginé un petit meuble rappelant les casses typographiques où étaient rangées les lettres, chiffres et signes de ponctuation inscrits au pochoir sur le dos de cartes à jouer, afin d’offrir aux enfants un apprentissage alliant la réflexion et le mouvement du corps. Dispositif coûteux, ce bureau a connu un grand succès dans les foyers aisés. Les écoles destinées au peuple s’en tinrent à l’usage de l’abécédaire.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Casanova a sauté hors de son enfance à pieds joints, comme d’une case maudite. Il fera de même à chaque fois qu’il se verra prisonnier du malheur, ou de sa menace. À l’age de quarante-deux ans, prêt à s’enfoncer dans le deuil que lui cause la fin tragique d’une amante, il s’arrache aux griffes du chagrin : « Quand je fus seul, j’ai vu que si je n’oubliais pas Charlotte j’étais un homme perdu »3.
« Le beau moment de partir »

Berline montée sur quatre coins de ressorts à la dalème
« Je me suis assis sur le strapontin de ma voiture tenant le fils de la comtesse sur mes genoux, couché sur un grand oreiller. Elle se pâmait de rire comme Clémentine. À la moitié du voyage l’enfant pleura ; il voulait du lait ; la maman découvre vite un robinet couleur de rose qu’elle n’est pas fâchée que j’admire, et je lui approche le poupon, qui rit de ce qu’il va manger et boire en même temps. Je convoitais le respectable tableau, ma joie était visible. Le joli rejeton rassasié s’en détache, je vois la blanche liqueur qui poursuit à ruisseler.
― Ah ! madame. C’est un meurtre ; permettez à mes lèvres de cueillir ce nectar qui me mettra au nombre des dieux, et ne craignez pas que je vous morde.
Dans ce temps-là, j’avais des dents.
Je me suis nourri à genoux regardant la comtesse mère et sa sœur qui riaient paraissant avoir pitié de moi ; c’est une espèce de rire qu’aucun peintre n’a jamais su imiter, excepté le grand peintre Homère là où il représente Andromaque avec Astianacte entre ses bras dans le moment qu’Hector la quitte pour retourner à l’armée.
Insatiable de faire rire, j’ai demandé à Christine si elle avait le courage de m’accorder la même faveur.
― Pourquoi non, si j’avais du bon lait.
― Vous n’avez besoin de n’en avoir que la source. Je penserai au reste.
À ces mots, elle rougit si fort que je fus presque fâché de les avoir prononcés. Toujours gais, nous arrivâmes à l’auberge de Lodi sans avoir vu le temps que nous employâmes au petit voyage. » (Histoire de ma vie, II, p. 892-893.)
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Au cours de la trentaine d’années qui suivent, Casanova n’arrête pas de bouger. Tous les moyens de transport lui sont bons. Rome, Constantinople, Corfou, Venise, Paris, Amsterdam, Dresde, Vienne, la Suisse, Londres, Moscou, Saint-Pétersbourg, la Pologne, Prague, Paris, Madrid, le Sud de la France, Florence, Naples, Rome, Trieste… Il saute d’une berline à une chaise à porteur, d’une galère à une gondole, d’un vis-à-vis à une dormeuse.

Amsterdam : la maison des Orphelins et le pont de l’Amstel
« – Allons, allons, dit la charmante Esther d’un air enjoué, mettons des patins, et allons vite nous amuser sur l’Amstel, car j’ai peur que la glace fonde. […] et voilà les demoiselles en train, en courte jupe, armées de culottes de velours noir pour se garantir d’accidents. Nous descendons sur l’Amstel, et me trouvant tout à fait nouveau dans ce manège, le lecteur peut se figurer qu’étant tombé violemment sur la dure glace au moins vingt fois, j’ai cru que je finirais par me casser les reins ; mais point du tout, j’ai eu honte à quitter la partie, et je n’ai fini que lorsqu’on nous appela à dîner. En nous levant de table, je me suis trouvé comme perclus de tous mes membres. Esther me donna un pot de pommade, et m’assura que me faisant frotter allant au lit, je me porterais très bien le lendemain. Elle me dit vrai. On rit beaucoup ; j’ai laissé rire ; j’ai vu que cette partie n’avait été faite que pour rire à mes dépens, et je n’ai pas trouvé cela mauvais. »
Histoire de ma vie, II, p. 118.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France

Saint-Pétersbourg : L’ancien Palais d’hiver et le canal qui joint la Moika avec la Neva
« Dans la gaîté de ce repas, j’ai goûté un échantillon de l’esprit du pays. Fecundi calices quem non fecere disertum [Quel est celui que les coupes nombreuses ne rendirent pas éloquent ? ] N’entendant pas le russe, M. Zinovioff qui était à mon côté m’expliquait toutes les saillies des convives après lesquelles succédaient les applaudissements. On brillait le verre à la main, portant une santé à quelqu’un qui à son tour devait briller en la rendant.
Milissimo se leva, tenant à la main un grand gobelet rempli de vin de Hongrie. Tout le monde se tut pour entendre ce qu’il allait dire. Il porta la santé à son général Orlow qui était vis-à-vis de lui à l’autre bout de la table. Voilà ce qu’il lui dit :
― Puisses-tu mourir le jour que tu te trouveras riche.
L’applaudissement fut général. Il faisait l’éloge de la grande générosité de M. Orlow. On aurait pu le critiquer, mais en bruyante compagnie on n’y regarde pas de si près. La réponse d’Orlow me parut plus sage et plus noble quoique également tartare, car il y avait aussi question de mourir. Se levant aussi, tenant à la main un grand gobelet :
― Ne puisses-tu mourir, lui dit-il, que par mes mains.
Claquement de mains beaucoup plus forts.
L’esprit des Russes est énergique et frappant. Ils ne se soucient d’adresse ni de tournure ; ils vont violemment au fait. »
Histoire de ma vie, III, p. 417.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
La belle espérance
Pendant longtemps, bien qu’incertain sur son avenir (homme d’église, militaire… ?), Casanova trouve motif à partir dans la conviction de sa vocation. Laquelle ? C’est précisément parce qu’il l’ignore qu’il ne peut se satisfaire de solutions médiocres. Il ne doute pas que, quelque part, une destinée magnifique l’attend. Il refuse les liaisons durables.

Constantinople : Ville de Romanie et capitale de l’Empire des Turcs
« Les vents toujours favorables nous conduisirent aux Dardanelles en huit ou dix jours, puis les barques turques vinrent nous prendre pour nous transporter à Constantinople. La vue de cette ville à la distance d’une lieue est étonnante. Il n’y a pas au monde nulle part un si beau spectacle. Cette superbe vue fut la cause de la fin de l’Empire romain, et du commencement du grec. Constantin le Grand arrivant à Constantinople par mer, séduit par la vue de Byzance s’écria : “Voila le siège de l’empire de tout le monde”, et pour rendre sa prophétie immanquable il quitta Rome pour aller s’y établir. S’il avait lu, ou cru à la prophétie d’Horace il n’aurait jamais fait une si grosse sottise. Le poète avait écrit que l’Empire romain ne s’acheminerait à sa fin que quand un successeur d’Auguste s’aviserait d’en transporter le siège là où il avait eu sa naissance. La Troade n’est pas bien distante de la Thrace. »
Histoire de ma vie, I, p. 280-281.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Ainsi, lorsque la cantatrice Thérèse Imer lui propose de l’accompagner, il n’a pas de mal à refuser : « La réflexion que dans le plus beau moment de ma jeunesse j’allais renoncer à tout espoir de la grande fortune pour laquelle il me paraissait d’être né5 » balaie toute autre considération. De même, quand le Turc Jossouf lui offre la main de sa fille, Casanova n’est pas tenté une seconde : « Je ne pouvais me résoudre à renoncer à la belle espérance de devenir célèbre au milieu des nations polies, soit dans les beaux-arts, soit dans la littérature, ou dans tout autre état6 ». Casanova vit dans le pressentiment du bonheur. Le beau moment de partir ne fait qu’un avec la belle espérance. Et même lorsque ses départs sont précipités, et davantage de l’ordre de la prudence ou de la nécessité que de l’envie de voyager, ils comportent toujours un « beau moment », car le mouvement, à l’origine de sa conscience du plaisir de penser, est indispensable à son goût du spectacle comme à l’intensité de ses émotions. Il est le ressort de son système.

Marseille : L’Hôtel-de-Ville, du côté du Vieux-Port
« Je suis parti le lendemain, et je suis allé à Marseille sans me soucier de m’arrêter à Aix où réside le Parlement. [...] Allant au hasard, je me suis trouvé sur un quai fort large et très long, où j’ai cru d’être à Venise. Je vois des boutiques, où l’on vendait en détail des vins du Levant et d’Espagne, et où plusieurs qui les préféraient au café ou au chocolat, déjeunaient. Je vois l’empressement ce ceux qui allaient et venaient, qui se heurtaient et qui ne perdaient pas leur temps à demander pardon. Je vois des marchands fermes et ambulants qui offraient au public toute sorte de marchandises, et des jolies filles bien et mal vêtues à côté de femmes à mine effrontée qui paraissaient dire à ceux qui les regardaient : “Vous n’avez qu’à me suivre.” J’en vois aussi de bien parées à l’air modeste qui allaient leur chemin, et qui pour exciter une plus grande curiosité ne regardaient personne.
Il me semble de voir partout la liberté de mon pays natal dans ce mélange que j’observe de toutes les nations, et dans la différence du costume. C’étaient pêle-mêle des Grecs, des Turcs, des Africains, des corsaires qui au moins en avaient la mine, des Juifs, des moines, et des charlatans, et de temps en temps je vois des Anglais, qui ne disaient rien, ou qui parlaient entre eux sans trop regarder personne. »
Histoire de ma vie, II, p. 512-513.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Chercher fortune
À chaque ville nouvelle, tout recommence. Ce qui ne veut pas dire qu’Histoire de ma vie doive se lire comme un immense récit de voyages. Sur tous ces pays, ces villes traversés, ces longs chemins à parcourir, on n’apprend à peu près rien de leurs caractéristiques, de leur situation géographique ou de leurs attraits. On sait, en revanche, qui peut vous recevoir et, à l’occasion, vous protéger, quelles autres personnes sont bonnes à fréquenter à condition d’être vigilant – savoir d’une charmante inactualité ! Casanova cherche fortune, au double sens de chance et de richesse. Une ville est un décor. Seule compte la société – et ce qu’on peut en tirer.

Banquiers indélicats sous surveillance
Les tripots clandestins, surtout ceux de la capitale, requièrent des banquiers capables de fournir les fonds des grosses parties. Particulièrement surveillés, ce sont la plupart du temps des professionnels du jeu, dont près de la moitié servent ou ont servi dans l'armée et dont les pratiques indélicates sont monnaie courante. Cette liste de banquiers, une parmi tant d'autres, fait apparaître les tailleurs « honnêtes » et ceux qui méritent de faire l'objet d'une surveillance renforcée. Soldats déserteurs, aventuriers battant le pavé parisien, ecclésiastiques en rupture de banc, acceptent de « faire aller la banque » en échange d'une gratification donnée par les tenanciers et qui peut se monter à quelques livres par soirée et compter aussi le repas et le logement. On aura compris que le terme de « banquier » de jeu recouvre des situations très diverses. Ainsi le nommé Poultet, qui taille chez la veuve Lefranc, fait fructifier les fonds du sieur Mazerolles ; même situation de dépendance pour Dumas, qui tient les fonds du même bailleur et qui taille dans trois tripots différents. Les malversations permettent au banquier d'arrondir notablement ses revenus : il peut s'entendre avec des pontes pour faire sauter la banque au détriment du bailleur de fonds ; il peut aussi truquer le matériel de jeu, de connivence avec un tricheur professionnel, et s'assurer des gains réguliers en renseignant l'inspecteur des jeux.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
L’aventurier ne peut rester longtemps au même endroit car il reproduit partout le même scénario : impressionner la noblesse, se faire accepter, être présenté à la cour (de part et d’autre, le besoin est réciproque : les aventuriers ont besoin des puissants pour ne pas mourir de faim ; les puissants, des aventuriers pour ne pas mourir d’ennui). Et fort de tels appuis, avoir le champ libre pour jouer avec un maximum de risques tout en utilisant, si possible, ses talents de charlatan. Et l’amour dans tout cela ? L’amour, dit Casanova, est un « enchantement ». Il est le philtre qui transforme l’excitation du voyage en ivresse de jouir.
La vie immobile
Lorsque Casanova, à l’age de soixante ans, accepte la proposition du comte de Waldstein de devenir bibliothécaire dans son château de Dux, en Bohême, il a certainement le sentiment de mettre ainsi fin aux vagabondages qui nourrissent sa joie de vivre. Cependant, une voix en lui n’a pas de mal à le convaincre de la justesse de son choix. D’abord, parce que, grâce à la protection du comte, il est désormais soustrait aux soucis matériels et à l’angoisse de trouver de l’argent.

Cabinet de la bibliothèque Sainte Geneviève
« Toutes les femmes poètes qui existèrent depuis Homère, depuis les sibylles jusqu’à nous, furent toutes dévouées à Vénus. Sans cela leur nom ne serait pas passé à la postérité, car elles ne pouvaient devenir célèbres que rendues immortelles par les plumes de ceux qui jouirent d’elles. Personne ne connaîtrait Corilla, si elle n’avait pas su se faire des amants, et à Rome on ne l’aurait jamais couronnée, si elle n’avait pas rendu fanatique ce prince Gonzaga Solferino [...]. »
Histoire de ma vie, III, p. 756.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Le jeu reste une solution, mais parmi d’autres expédients, lesquels se font de plus en plus rares au fur et à mesure que s’éloigne la jeunesse ; ensuite, parce que cette offre d’hospitalité au milieu des livres s’accorde parfaitement au projet d’écriture qu’il n’a jamais perdu de vue à travers les mille épisodes et rebondissements de son existence hasardeuse. Un désir d’écrire dont Histoire de ma vie est la réalisation la plus monumentale et achevée, mais qui n’a cessé de prendre des formes aussi diverses qu’est étendu son champ de curiosité, qu’il s’agisse du roman, du dialogue philosophique, du théâtre, ou de l’insert pour les mathématiques et les questions de politique.

De la position du corps pour écrire…
« Trois choses sont nécessaires pour écrire ; un beau jour, une table solide, et un siège commode. La lumière que l’on reçoit du côté gauche est toujours favorable, lorsque de l’endroit où l’on écrit on peut voir le ciel. […] Le bras gauche doit avancer sur le devant de la table, et y poser depuis le coude jusqu’à la main, dont les doigts seuls doivent tenir le papier dans une direction toujours verticale, le faisant monter ou descendre, et le conduisant à droite ou à gauche, selon les circonstances. […] On tient la plume avec trois doigts, qui sont le pouce, l’index et le major. »
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
De part et d’autre, c’est une guerre quotidienne – minable, à l’usure. Casanova pose en principes de survie son goût fanatique pour la cuisine italienne et l’obligation de respecter son cabinet de travail et ses manuscrits. Pour les deux il doit batailler sans arrêt. Les domestiques s’amusent à le priver de la délectation d’un plat de macaroni. La femme de chambre, confondant feuilles écrites et papier sale, par conséquent bon à mettre à la poubelle, jette tranquillement des pages d’Histoire de ma vie. Tandis que le maître d’hôtel Feltkirchner s’ingénie à multiplier humiliations et persécutions.

Intérieur d’une bibliothèque
« Je crois qu’un Toscan peut plus facilement écrire en beau langage poétique qu’un Italien d’une autre province, puisqu’il possède déjà dès sa naissance la belle langue, et celle qu’on parle à Sienne est mignarde, plus abondante, plus gracieuse et plus énergique de la Florentine malgré qu’elle prétende la préférence, et qu’elle la possède effectivement à cause de sa pureté, qu’elle doit à son académie comme elle lui doit la richesse, d’où vient que nous traitons les matières beaucoup plus éloquemment que les français, ayant à notre choix une quantité de synonymes ; tandis que difficilement on en trouverait une douzaine dans la langue de Voltaire, qui riait de ceux entre ses compatriotes qui disaient qu’il n’était pas vrai que la langue française fût pauvre puisqu’elle avait tous les mots qui lui étaient nécessaires. Celui qui n’a que ce qui lui est nécessaire est pauvre ; et l’obstination de l’Académie Française à ne point vouloir adopter des mots étrangers ne démontre autre chose ; sinon que l’orgueil va avec la pauvreté. Nous poursuivons à prendre des langues étrangères tous les mots qui nous plaisent ; nous aimons devenir toujours plus riches ; nous trouvons même du plaisir à voler le pauvre : c’est le caractère du riche. » (Histoire de ma vie, III, p. 763-764.)
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Il faut imaginer le ciel bas, le froid, la boue et la neige dans l’unique rue du village, l’absence de société, les soirées interminables, les moqueries et mesquineries de la domesticité et des villageois. Sans oublier le pire : le corps qui se dégrade, les progrès de la vieillesse. Dux devrait donc être associé à une vision de tristesse et de décadence ? Oui, si l’on ne mentionne pas l’essentiel, à savoir que ces treize années de retrait du monde, de sa brillance, de ses innombrables occasions de coups de théâtre et de dénouements imprévus, furent la condition de son immersion absolue dans la vie de l’écriture – vie autre, secrète, et en regard de laquelle l’enfermement (qu’il soit volontaire, infligé par la maladie comme dans le cas de Proust, imposé en châtiment comme pour Sade à Vincennes et à la Bastille, Jean Genet, ou Victor Hugo exilé) a aussi, et paradoxalement, la signification d’une chance. De Dux, certes, il multiplie les plaintes. Mais il avoue dans une lettre à son ami Opiz : « J’écris treize heures par jour, qui me passent comme treize minutes », ou bien : « J’écris du matin au soir et je peux vous assurer que j’écris même en dormant, car je rêve toujours d’écrire. »
Notes
- Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 5. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
- Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 16-18. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
- Casanova, Histoire de ma vie, t. III, p. 564. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
- Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 135. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
- Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 264. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
- Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 297. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
Provenance
Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Casanova. La passion de la liberté » présentée à la Bibliothèque nationale de France en 2011.
Lien permanent
ark:/12148/mmnz8bmxg1mg7