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Les Fables de la Fontaine illustrées par Gustave Doré

L'imagination fantastique
L’aigle et le hibou
L’aigle et le hibou

© Bibliothèque nationale de France

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Loin des illustrations légères ou satiriques, Gustave Doré propose une lecture plus originale des Fables de la Fontaine. Ses illustrations oscillent volontiers entre réalisme et fantastique, offrant un contrepoint saisissant au texte.

Deux artistes dominent de la hauteur de leur imagination l’histoire de l’édition des Fables de La Fontaine au 19e siècle, Grandville et Gustave Doré.

Grandville et Doré

Les Grenouilles qui demandent un roi (illustration et texte 1ere partie)
Les Grenouilles qui demandent un roi (illustration et texte 1ere partie) |

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Les Grenouilles qui demandent un roi (2e partie du texte)
Les Grenouilles qui demandent un roi (2e partie du texte) |

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Les illustrations de Grandville furent publiées à Paris de 1838 à 1840, celles de Doré parurent en 1867. De l’un à l’autre, la différence s’étend bien au-delà de l’espace d’une génération : ce sont deux visions diamétralement opposées du texte de La Fontaine qui les séparent. Grandville a livré une version comique des Fables qui, dans chacun de ses détails, affirme que La Fontaine corrige les mœurs des hommes par le rire, poursuivant par là au siècle de Louis XIV la très ancienne tradition des satiristes antiques. Dans cette conviction, l’illustrateur s’autorise à continuer à son tour la tradition et couler les Fables dans les expressions de sa propre époque. Les figures sont d’animaux, mais les décors, les costumes et les attitudes, tous ces équivalents dans le dessin de ce que sont dans le texte les discours des « animaux parlants » du fabuliste, sont ceux du peuple et des bourgeois des années 1830. Ainsi se dit l’incessant recommencement d’une même comédie (« Une ample comédie à cent actes divers, / Et dont la scène est l’univers », écrivait La Fontaine), l’éternel retour, sous des habits neufs, d’un même moine : l’homme, tel que le définissent depuis toujours son appétit de pouvoir et son désir de paraître, sa cruauté et sa mesquinerie, sa mauvaise foi et son ambition :

La sotte vanité jointe avecque l’envie, Deux pivots sur qui roule aujourd’hui notre vie.

Cette manière d’exprimer la durée profonde de l’être humain sous le masque des apparences renouvelées, de retrouver sous le changement du temps l’éternité de la grimace, produit avec autant de gaieté que d’efficace le sentiment que la vie n’est qu’un grand manège. De fait il y a chez Grandville, dans la rencontre entre la tristesse d’une philosophie désabusée et l’énergie drolatique qui la formule, quelque chose d’un vaudeville ironique et grinçant. Au contraire de ce pessimisme enjoué, Doré offre une vision très singulière de l’œuvre, sombre et tragique : il ne cherche pas à provoquer le rire, mais à susciter la terreur et la pitié ‒ non pas, certes, dans chacune des planches, mais dans un nombre suffisant pour donner à l’ensemble sa tonalité propre.

Les Grenouilles qui demandent un roi (texte 3e partie)
Les Grenouilles qui demandent un roi (texte 3e partie) |

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Les Grenouilles qui demandent un roi (illustration)
Les Grenouilles qui demandent un roi (illustration) |

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 Ses compositions sont de deux types : chaque fable est illustrée en tête d’une vignette disposée en bandeau, mais un choix de quatre-vingt-cinq d’entre elles sont aussi accompagnées d’une grande planche hors texte. Si les vignettes sont tracées d’un trait rapide et léger et se montrent fidèles aux récits du fabuliste, c’est dans les planches que l’artiste donne un plus libre cours à son imagination de peintre. Il y déploie toutes les ressources d’un réalisme fantastique dans lequel il était passé maître.

Réaliste, Doré l’est par sa volonté de représenter la nature avec une précision de dessinateur d’histoire naturelle. Le prospectus qui annonçait en 1838 l’édition des Fables illustrée par Grandville louait celui-ci d’avoir pris le contre-pied de ses prédécesseurs, qui, disait-on, n’étaient « parvenus qu’à présenter des sujets plus ou moins exacts d’histoire naturelle, qu’à portraire les animaux muets de Buffon et non à interpréter ceux de La Fontaine ». Qu’eût-on dit de Gustave Doré, qui le plus souvent pousse l’exactitude de la représentation animale plus loin qu’aucun autre illustrateur de La Fontaine avant lui ? Dessine-t-il un lion pour « Le lion et le rat », il le fait avec la précision du plus scrupuleux peintre animalier qui aurait travaillé sur modèle dans quelque ménagerie, portant en outre l’apparence de vérité jusqu’à installer son sujet dans un paysage exotique qui fait office de milieu naturel.

S’il s’agit d’évoquer « les animaux malades de la peste », il produit une galerie qu'on croirait tirée du Muséum, où chaque espèce est reconnaissable sans ambiguïté. Ou s’il s’agit de montrer la meute des chiens qui courent après celui « qui porte à son cou le dîner de son maître », il prend un soin particulier à ne pas représenter deux animaux semblables mais à détailler et distinguer autant de races que d’individus, caniche, bouledogue, loulou, griffon et autres, là où La Fontaine restait dans l’imprécision et la généralité de « certain chien », « un mâtin », « la canaille ».

Les animaux malades de la peste (I)
Les animaux malades de la peste (I) |

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Les animaux malades de la peste (II)
Les animaux malades de la peste (II) |

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Un réalisme fantastique

Loin d’en contrarier l’esprit, ce réalisme sert plutôt de ressort au fantastique. Ainsi, dans le détail fourmillant des animaux malades de la peste, Doré veille à disposer au premier plan celles des espèces qui sont le plus propres à créer de l’inquiétude : crocodile, pélican, hibou, rhinocéros, toutes créatures placées sous le signe de l’étrange par leurs excroissances singulières ou leur aspect monstrueux et repoussant, qui éloignent de l’idée rassurante de la beauté des choses et de l’harmonie de l’ordre créé. Doré a trouvé dans le magasin du monde l’équivalent des figures grotesques et des hybridations chimériques, contre-nature, que Jérôme Bosch puisait à la source de son imagination pour en peupler ses tableaux. Mais cette fantaisie n’a rien de gratuit et demeure subordonnée à la fable qu’il s’agit d’interpréter. Car ces formes difformes expriment en elles-mêmes, tout autant que la scène centrale de carnage ‒ incontestablement plus proche de la lettre du texte : « À ces mots on cria haro sur le baudet » ‒, une dissonance dans la nature qui sert d’image à la discordance morale dont parle La Fontaine, entre la beauté idéale des discours et la réalité sauvage des conduites. C'est dire que le réalisme fantastique de Doré est allégorique : il fait de l’image un signe.

La forêt et le bûcheron
La forêt et le bûcheron |

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Le bûcheron et Mercure
Le bûcheron et Mercure |

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L’imagination fantastique opère chez Doré par la conjugaison de deux moyens : le recours à un répertoire d’images privilégiées qui, par leur récurrence ou le réseau qu’elles forment, acquièrent la valeur de motifs obsédants, et l’usage de modes de composition qui animent la représentation d’une puissance dramatique. Il est certain que plusieurs figures qui reviennent avec insistance sont appelées par les textes de La Fontaine ; mais Doré parvient le plus souvent à transformer le thème en symbole.  

La mort et le bûcheron
La mort et le bûcheron |

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Le Chêne et le Roseau
Le Chêne et le Roseau |

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 Considérons par exemple le motif de la forêt. Cadre naturel des fables qui mettent en scène un bûcheron (« La Mort et le bûcheron », « Le bûcheron et Mercure », « La forêt et le bûcheron »), elle s’enrichit d’une valeur supplémentaire pour devenir le signe de l’effroi : soit que, par quelque effet d’analogie visuelle, elle offre une image de ce sentiment ‒ ainsi des branches mortes dressées vers le ciel qui répètent et par conséquent amplifient le geste de désespoir du bûcheron qui a perdu sa cognée dans « Le bûcheron et Mercure » ‒, soit qu'on joue de l’association ancestrale de la forêt à l’idée du péril, de l’égarement, voire de la mort. Pour illustrer « Le loup et le chasseur », Doré s’est fortement inspiré de la planche du peintre Jean-Baptiste Oudry publiée un siècle plus tôt, entre 1755 et 1759, dans une célèbre et monumentale édition des Fables. Mais la scène qu’Oudry avait située à l’orée d’un bois, dans un espace ouvert, Doré l’a transportée dans les profondeurs d’une forêt de très grands arbres qui occupe à présent une place majeure dans la représentation. La forêt n’est plus un simple décor mais se transforme en véritable personnage, chargé de signifier le danger comme, dans le texte, le chasseur signifie la convoitise et le loup l’avarice.

Le loup et le chasseur
Le loup et le chasseur |

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Épicurienne, la fable de La Fontaine était un appel à profiter de la vie sans remettre au lendemain ses plaisirs. Romantique, l’image de Doré en infléchit désormais le sens pour en faire une évocation de la condition tragique de l’homme, déplaçant l’accent principal de l’injonction à jouir du présent vers sa raison philosophique : s’il ne faut pas laisser attendre le plaisir, c’est que l’existence est brève et cernée par la présence menaçante de la mort (« Eh ! mon ami, la mort te peut prendre en chemin »). Par sa disposition qui encercle la scène de désolation que découvre le loup, mais aussi par l’enténèbrement du sous-bois et par la hauteur écrasante de la futaie, la forêt est l’expression même de ce danger. Tout respire ici l’inquiétant « parfum de forêt sombre et de hautes voûtes » dont parlait André Breton à propos des romans noirs de la fin du 18e siècle. Le tronc couché au premier plan n’est-il pas, d’ailleurs, à interpréter lui-même comme un symbole funèbre, une image de la vie brisée, exactement comme l’arbre coupé placé au premier plan dans l’illustration de « La Mort et le bûcheron », qu'on retrouve encore dans « Le cerf se voyant dans l’eau », tel un signe annonciateur du sort réservé à l’animal épris de sa beauté ?

La puissance de l’effroi

Les loups et les brebis
Les loups et les brebis |

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La nuit et le ciel tourmenté, chargé d’orage, sont d’autres pièces essentielles de l’univers d’inquiétude créé par Doré, qui joue des différents degrés de l’assombrissement. Rien que d’attendu dans une fable telle que « Le chêne et le roseau » : il faut représenter « le plus terrible des enfants / Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs ». En revanche, aucune donnée du texte ne réclame à la lettre le crépuscule dans l’illustration des « Deux mulets » ou le ciel lourd de nuages dans la planche de « L’hirondelle et les petits oiseaux ». L’un et l’autre ne se justifient que par leur valeur symbolique : le jour mourant fait visuellement écho au « je péris » que prononce l’âne portant l’argent de la gabelle, le ciel menaçant au malheur que prophétise l’hirondelle. L’une des plus grandes réussites de Doré est, à cet égard, la planche qui illustre « Les loups et les brebis ». Tandis que les loups ravissants se coulent en formes rampantes de rôdeurs, plus glaçantes d’inquiétude qu’ouvertement féroces, la scène est plongée dans une nuit profonde éclairée par le seul éclat de la pleine lune, paysage nocturne que répètent les trois ombres noires des loups aux aguets dont brillent les yeux sans pupille, comme une lumière hypnotique semblable à celle de l’astre. Est-ce alors seulement la lune et quelques loups qu'on a représentés ici ? N’est-ce pas aussi la divinité lunaire des Enfers, Hécate, la déesse aux chiens, et ces trois loups réduits à leurs têtes ne sont-ils pas aussi Cerbère, le chien à triple tête qui entretient dans la mythologie des liens étroits avec Hécate ? Laissant ainsi affleurer un monde interprétatif sous-jacent, d’autant plus troublant que sa présence demeure latente, suggérée et non pas avérée par l’évidence du texte qui n’en dit mot, l’illustration découvre sous la sur face aimable de la fable les eaux profondes du mythe et leur puissance d’effroi.

Un animal dans la lune
Un animal dans la lune |

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Du même ordre imaginaire participe, comme la figure des loups aux aguets vient d’en donner l’exemple, le goût que manifeste Doré pour la représentation des ombres et des formes spectrales. Cela donne parfois lieu à des trouvailles de mise en scène : la gravure d’« Un animal dans la lune », pour laquelle l’artiste a pris de nouveau modèle sur celle d’Oudry, ajoute à celle-ci l’idée de transposer le motif de l’animal que les observateurs croient apercevoir à travers leur lunette en une souris fantastique, à grandes oreilles, échine courbe et queue sinueuse, créée par l’ombre portée du télescope et de l’assistance au clair de lune. Il est vrai qu’il n’y a là rien de vraiment inquiétant : ce n’est que l’ombre vaine de l’opinion. Bien plus angoissant est le spectre de la mort qui se profile comme une ombre livide parmi les arbres dans « La Mort et le bûcheron ». La crainte qu’inspire une telle représentation ne tient pas seulement au dessin d’une forme réduite à une silhouette dont on a estompé les contours pour la mieux manifester sous l’aspect subjectif du pressentiment : c’est aussi l’effet d’une composition organisée selon une perspective centrale, qui donne à la forme qui occupe cet axe stratégique la force dramatique d’une apparition.

Jupiter et le passager
Jupiter et le passager |

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Le berger et la mer
Le berger et la mer |

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À l’imagerie traditionnelle de la danse macabre, où la Mort était représentée de manière frontale, sous les traits d’un squelette tirant les hommes à lui pour les entraîner dans son pas, Doré substitue la figure d’un surgissement dans le lointain, qui fait d’autant mieux sentir le caractère inéluctable de la fin qu’il la maintient dans l’attente. La perspective est ici un principe d’organisation de l’espace doublé d’un principe psychologique de compréhension intuitive, qui lui donne toute sa raison d’être. Le procédé est le même, dans « Les loups et les brebis », pour les trois loups qui guettent leurs proies : ils apparaissent tout à coup sur l’immédiat horizon tracé par le bord de l’enclos où sont parquées les brebis, de manière à intégrer à la signification du danger l’expression de son imminence. Doré tire des effets d’autant plus puissants de ce principe de composition qu’il le conjugue souvent avec un éclairage à contre-jour et un cadrage qui place le regard à hauteur de celui qui subit la domination. Alors le lièvre qui apparaît aux grenouilles, l’aigle aux petits du hibou, le renard aux rats dans « Le lièvre et les grenouilles », « L’aigle et le hibou », « Les deux rats, le renard et l’œuf », surgissent eux aussi comme de grandes ombres menaçantes. Grandville resserrait le point de vue sur les figures : c’est le parti que suit également Doré dans les vignettes placées en tête de fable.

Le lion et le moucheron
Le lion et le moucheron |

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Les deux aventuriers et le talisman
Les deux aventuriers et le talisman |

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Mais pour les illustrations en pleine page, il élargit considérablement l’espace et accorde au paysage une importance nouvelle, en le choisissant aussi pour ses vertus d’éloquence : horreur d’une grotte ténébreuse (« Le lion malade et le renard » ; « Le lion, le loup et le renard »), insécurité d'un promontoire suspendu sur la mer (« Le berger et la mer »), angoisse d'un étroit défilé fermé par les murailles abruptes d'un château fort (« Le lion et le moucheron »), hostilité d'une côte de falaises battues par les flots (« Jupiter et le passager »), aridité d'un paysage minéral de haute montagne (« Les deux aventuriers et le talisman »). « Tout parle » dans cet univers, comme le disait La Fontaine, mais d’une voix très souvent menaçante : comme si Doré avait voulu montrer, en deçà de la critique des mœurs, le fonds originaire d’une expérience de la vulnérabilité humaine, face à laquelle les diverses conduites se présentent comme de possibles réponses. Ainsi mis ensemble au service d’une vision générale de l’œuvre, choix des figures, organisation de l’espace et distribution de la lumière font des planches de Doré un authentique et ambitieux projet d’interprétation visuelle des Fables de La Fontaine.

Les devineresses
Les devineresses |

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De multiples références picturales

Mais ce n'est jamais là, aussi riche soit-elle, que grammaire de peintre consistant en un vocabulaire mis en forme par un corps de règles et de procédés expressifs. L'un des grands traits d'originalité de Doré, qui le distingue de ses nombreux prédécesseurs qui se sont essayés aux Fables de La Fontaine, est d'augmenter cette grammaire d'une culture picturale qui donne à l'illustration toute l'épaisseur d'un langage, dans l'élément duquel il devient possible de traduire la fable au lieu de décrire seulement son récit.

Le meunier, son fils et l’âne
Le meunier, son fils et l’âne |

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Il est frappant de constater que Doré, dès qu’il le peut, glisse dans ses planches des citations picturales plus ou moins développées. La plus complète d’entre elles sert à illustrer « Le meunier, son fils et l’âne ». Doré s’est si étroitement inspiré de la toile qu’Honoré Daumier avait peinte sur le même sujet et exposée au Salon des artistes français en 1849, qu'on ne peut voir dans sa composition qu’un hommage rendu à cette œuvre et à son auteur. Or ce salut adressé par le cadet à son aîné est d’autant plus remarquable qu’il n’est pas un simple clin d’œil fait, si l’on peut dire, par-dessus l’épaule de La Fontaine, mais constitue en lui-même une très habile manière d’illustrer dans l’ordre de la peinture les premiers vers de la fable : « L’invention des arts étant un droit d’aînesse, / Nous devons l’apologue à l’ancienne Grèce. / Mais ce champ ne se peut tellement moissonner / Que les derniers venus n’y trouvent à glaner. » 

L’hirondelle et les petits oiseaux
L’hirondelle et les petits oiseaux |

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Les autres références à des peintres contemporains sont en général plus ponctuelles. C’est par exemple, dans « L’hirondelle et les petits oiseaux », la figure du paysan qui rappelle le portrait du Semeur en marche de Jean-François Millet, l’un des tableaux les plus remarqués au Salon de 1850. Théophile Gautier le décrivait ainsi : « La nuit va venir, déployant ses voiles gris sur la terre brune ; le semeur marche d’un pas rythmé, jetant le grain dans le sillon, et il est suivi d’un vol d’oiseaux picoreurs. » Illustrer la fable de La Fontaine consiste pour Doré à remanier l’ordre de la toile de Millet en en conservant les termes : les « oiseaux picoreurs » passent au premier plan, le semeur au second, mais le ciel demeure voilé de gris et la scène en bord de mer ‒ là où La Fontaine ne la situait pas, laissant cette question dans le plus complet silence.
Dans « Le loup et le chasseur », l’idée de suspendre le gibier à la branche d’un arbre est reprise d’Oudry ; mais, dans leur facture de détail, le dessin de la biche pendue par une patte postérieure, une patte antérieure repliée le long du corps et le cou gisant au sol, et celui de la biche couchée à côté de l’arbre sont des citations de La Curée, chasse au chevreuil dans les forêts du Grand Jura et de La Biche forcée, effet de neige de Courbet, deux toiles exposées au Salon de 1857. De même, les planches qui mettent en scène des cerfs (« Le cerf se voyant dans l’eau » ; « Le cerf malade ») doivent beaucoup, dans leur traitement naturaliste, aux paysages de sous-bois avec gibier dont Courbet avait répandu le goût à la fin des années 1850. Les relations entre Doré et Courbet étaient pourtant loin d’être parfaites, et l’admiration de l’un pour l’autre plus que nuancée de réserves. Mais cela prouve que le geste de citation ne relève pas de l’anecdote biographique : l’enjeu, situé à un niveau beaucoup plus élevé, est de trouver pour illustrer la fable les termes propres de la peinture, non seulement ceux qu’offrent ses possibilités techniques mais aussi ceux que propose le legs de son histoire.

Le cerf se voyant dans l’eau
Le cerf se voyant dans l’eau |

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Le cerf malade
Le cerf malade |

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Cela explique que certaines références soient faites à des genres, des formules ou ce qu'on pourrait appeler des « lieux communs » picturaux, plutôt qu’à un artiste ou un tableau précis. Le peintre Michallon avait peint au début du 19e siècle, sous le titre La Femme foudroyée, un très grand chêne au pied duquel deux personnages se penchaient sur le corps d’une femme abattue par l’orage, mais il n’est pas sûr que Doré ait eu précisément cette toile à l’esprit en insérant un cavalier foudroyé vers lequel se dirige un piéton dans la planche qui illustre « Le chêne et le roseau ». Il est par contre certain que le traitement qu’il a donné de la fable, qui consiste à prendre pour sujet principal une grande étude d’arbre tourmenté par la tempête, s’inscrit dans la lignée des tableaux des paysagistes de son temps, ceux de l’école de Barbizon.

Le chat et le renard
Le chat et le renard |

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Le torrent et la rivière
Le torrent et la rivière |

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Doré puise également nombre d’idées à la source de la peinture hollandaise du 17e siècle, dont on sait l’importance qu’elle a eue pour les artistes de son temps.

C’est par exemple le grenier du « Conseil tenu par les rats », dont l’éclairage latéral tombant sur un groupe de petits personnages disposés en cercle dans un ameublement de misère rappelle les tableaux et gravures d’intérieurs rustiques d’Adriaen Van Ostade.

Ou c’est encore le panorama peuplé de toutes sortes d’espèces qui fait l’illustration des « Animaux malades de la peste » : Doré a repris la tradition flamande pratiquée par Bruegel de Velours puis son fils Jan Bruegel le Jeune et les frères Savery, qui, à Anvers, avaient répandu au début du 17e siècle la mode des tableaux du paradis remplis d’une foule d’animaux autour d’Adam et Ève, de Noé, voire d’Orphée. L’histoire de la peinture avait ainsi illustré par avance la fable, il ne suffisait plus que de remplacer la figure humaine par celle d’un lion pour que la rencontre fût parfaite, et d’y ajouter enfin, comme par collage, l’attaque de l’âne traitée à la manière des scènes de fauve à l’attaque peintes par Delacroix.

Conseil tenu par les rats
Conseil tenu par les rats |

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L'éclectisme comme un projet esthétique

Plus remarquable encore est la planche qui accompagne « Le rat de ville et le rat des champs ». C'est une nature morte, ou plus exactement un sous-genre de la nature morte : celui qu'on appelle parfois la « nature morte somptueuse », pour désigner des tableaux dans lesquels se sont illustrés des peintres hollandais comme Willem Kalf et Abraham Van Beyeren. Ils représentent, généralement disposé sur une nappe de grand prix, un amoncellement de vaisselles de luxe choisies pour la diversité de leurs matières (or, argent, verre, faïence) et de leurs formes (plats, coupes, vases, aiguières). Il n'est pas jusqu'au motif du verre renversé qui n'appartienne à cette tradition picturale. Il s'y rencontre souvent comme une image allégorique de vanité qui, en contrepoint de l'abondance des richesses, rappelle la fugacité des plaisirs de ce monde. Doré s'est très ingénieusement saisi de ce détail pour une double fonction : en même temps qu'il évoque la fuite précipitée des rats, soit un épisode du récit, il contient, en vertu de la signification qui lui est attachée dans l'histoire de la peinture, la morale de la fable.

Le rat de ville et le rat des champs
Le rat de ville et le rat des champs |

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Peu de formules picturales anciennes étaient capables d’une application aussi riche et pertinente aux fables de La Fontaine. Aussi Doré a-t-il eu plus souvent recours à la solution consistant à assembler dans une même composition des formules d’origines différentes. « Les animaux malades de la peste » viennent d’en fournir l’illustration : si le choix des espèces représentées au premier plan permet d’installer le sentiment d’une difformité du monde, l’insertion d’une scène de carnage à la manière de Delacroix au centre d’un tableau du paradis à la manière de Brueghel de Velours est en mesure de le préciser et de signifier avec plus d’exactitude l’hypocrisie dénoncée par la morale de la fable, la raison du plus fort dissimulée au cœur de la bonne conscience et du discours de la justice.

Le renard et les raisins
Le renard et les raisins |

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La planche qui illustre « Le renard et les raisins » offre l'un des meilleurs exemples de cette technique de collage. De renard et de raisins, nulle trace : allant droit à la morale, Doré ne retient que l’idée de la distance infranchissable qui sépare le désir de sa satisfaction. Il l’exprime par une composition en diagonale qui dispose deux hommes cachés dans l’ombre à l’une des extrémités de cet axe et, à l’extrémité la plus éloignée, dans la clarté, les silhouettes d’une société opulente et raffinée à la balustrade d’un palais, qui suggèrent la rumeur lointaine d’un bal pendant lequel on vient prendre le frais sur la terrasse. Mais la distance est aussi celle qui sépare l’iconographie de chacun des deux groupes. Au premier plan, les personnages sont traités dans le style des portraits de genre de l’époque baroque, à l’image de ceux qu’a gravés Jacques Callot. De même qu’il a emprunté à cette tradition le portrait de gueux qui illustre « Le loup devenu berger », Doré dessine ici deux hommes dont l’identité n’est pas expressément définie, mais dont on comprend qu’ils appartiennent à quelque forme de marginalité sociale : peut-être deux poètes crottés (leur figure s’apparente à celle que Doré avait déjà donnée de ce type baroque en illustrant Le Capitaine Fracasse en 1866), ou plus probablement deux cadets de Gascogne, nobliaux désargentés qui n’ont pour richesse que leur rapière. À l’opposé, c’est une fête galante dans l’esprit de Watteau, avec ses costumes aristocratiques dans un décor de grands arbres. De la nature morte hollandaise à la scène de genre orientaliste (la vue d’un souk qui illustre « Le bassa et le marchand »), de la fête galante au tableau troubadour (la déclaration d’amour des « Deux pigeons »), la suite des planches de Doré déploie le plus large éventail des possibilités et des formules de la peinture. Il en résulte inévitablement un effet d’éclectisme, trop évident pour n’avoir pas été voulu.

Les bergers et le poisson qui joue de la flûte
Les bergers et le poisson qui joue de la flûte |

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Les compagnons d’Ulysse
À monseigneur le duc de Bourgogne
Les compagnons d’Ulysse
À monseigneur le duc de Bourgogne |

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Doré a composé une galerie d’images comme les architectes de son temps construisaient des châteaux, dans un esprit historiciste faisant voisiner sans complexe des styles éloignés et des époques différentes. On peut le comprendre de deux manières. Il est possible que, renversant la figure familière et débonnaire du « bonhomme La Fontaine », l’artiste ait désiré imposer l’image magistrale du grand classique : si classique que l’illustration même de son œuvre se montre capable de contenir tous les siècles de la peinture, comme un vaste musée prolongé jusqu’au temps présent. À moins qu’il ne faille interpréter l’éclectisme comme un projet esthétique plutôt qu’une nécessité historique. Mêler ainsi les styles et les genres procéderait alors de la volonté d’illustrer, au-delà de ce que dit le poème, l’intention poétique qui préside à sa création même, que La Fontaine avait dès l’origine inscrite sous le signe de la diversité.

Daphnis et Alcimadure
Daphnis et Alcimadure |

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Provenance

Cet article provient du site Gustave Doré, l'imaginaire au pouvoir (2014), réalisé en partenariat avec le musée d'Orsay.

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