Les héros résistants

© Marcel Bernard/AFP
L'icöne du résistant, Jean Moulin
Ce visage est reconnaissable entre mille. La légende dactylographiée au dos du tirage de l'Agence France-Presse porte : « Photo prise en octobre 1943 de Jean Moulin, réunificateur de la Résistance, mort sous la torture peu après son arrestation le 21 juin, à l'âge de 44 ans. » Cette photographie fut en réalité prise à Montpellier en novembre 1939 par Marcel Bernard, ami d'enfance de Jean Moulin. C'est en 1989 seulement que l'on apprit que cette écharpe ne pouvait pas cacher la cicatrice laissée après la tentative de suicide de Jean Moulin à Chartres en 1940 suite aux tortures que l'occupant lui avait infligées. Dans la mémoire collective pourtant, cette photographie symbolise non seulement l'action clandestine de Jean Moulin mais aussi le sacrifice héroïque de tous les combattants de l'ombre. En témoignent une monnaie commémorative (2 francs), par le graveur Émile Rousseau, reprenant le portrait de Jean Moulin au chapeau et frappée en 1993, ainsi qu'une médaille du même portant au revers la mort du loup d'après Vigny, avec la légende : « Et mourir sans parler ».
© Marcel Bernard/AFP
Dans la conscience héroïque, pour que la vie mérite d’être vécue, il faut se situer sur un autre plan que celui des valeurs mondaines, viser au-delà de toutes ces utilités fluctuantes. […] Cet au-delà, qui ne s’achète pas, qui est complètement à part, c’est sa propre vie. Et c’est cette vie qui donne sa dimension héroïque à l’existence, qui fait qu’il vaut mieux vivre peu et tomber en plein combat que vivre très longtemps et mourir dans son lit sans s’être élevé plus haut que l’ordinaire. […] On vit continuellement sur le mode du tout ou rien. Avoir tout signifie avoir gagné l’accès à l’immortalité, continuer à être présent dans la vie de tous les hommes à venir comme on l’est dans celle de ses contemporains. […] C’est après, en réfléchissant, en m’analysant moi-même comme j’essaie d’analyser les textes de cette période de la Résistance, que j’aperçois toute une série de relations qui m’avaient échappé.
Dans une France défaite, et pour une grande part occupée, émerge très vite la figure du général de Gaulle. Si les responsables de la Résistance qui s’organise prennent souvent leurs distances avec lui, il est pour les premiers résistants de base une image tutélaire comme en témoigne, sous sa forme parodique, ce tract anonyme de l’automne 1940 : « Prière à de Gaulle – Notre de Gaulle qui êtes au feu, que votre nom soit glorifié […]. Mais ne nous laissez pas sous leur domination, et délivrez-nous des Boches. Ainsi soit-il. Vive de Gaulle ! » Peu à peu s’élabore la figure du héros : de Gaulle est considéré comme le premier à indiquer la voie juste et sa solitude est celle des visionnaires.
De la Résistance à la Libération
Comme phénomène collectif, la Résistance revêt d’emblée une dimension légendaire : qu’elle suscite l’admiration ou la crainte, et souvent les deux à la fois, elle représente une entité supérieure et mystérieuse. Comme on sait peu d’elle, l’imagination nourrit les représentations de ses gestes à peine entraperçus : rédacteurs et distributeurs de tracts clandestins qui diffusent une pensée libre ou révèlent des informations secrètes ; hommes de la nuit reliés à Londres par d’indéchiffrables messages lancés par la BBC et qui réceptionnent des parachutages d’armes et peut-être d’espions ; agents qui infiltrent les Allemands et pénètrent l’administration française ; saboteurs qui détruisent les officines travaillant pour les occupants et font dérailler les trains ; groupes armés qui exécutent des Allemands et des collaborateurs ; mystérieuses complicités de sabotages et actes de désobéissance civile pour enrayer la machine à « déporter » les travailleurs français en Allemagne ; maquis échappant à l’occupation, installés « en haut » et vivant une liberté pleine de sacrifices et de risques.
À cette vision se superpose la légende noire : les têtes brûlées qui attirent d’inutiles et sanglantes représailles ; les bandits qui profitent de la Résistance pour rançonner, voire tuer, d’innocentes victimes ; les anarchistes, étrangers et communistes qui, sous couvert de patriotisme, dissimulent des projets de révolution… Les deux légendes se renforcent l’une l’autre et favorisent l’émergence de figures héroïques. Longtemps anonymes, ces acteurs apparaissent en pleine lumière sous le statut de martyrs.
Absence de héros commun

L'icöne du résistant, Jean Moulin
Ce visage est reconnaissable entre mille. La légende dactylographiée au dos du tirage de l'Agence France-Presse porte : « Photo prise en octobre 1943 de Jean Moulin, réunificateur de la Résistance, mort sous la torture peu après son arrestation le 21 juin, à l'âge de 44 ans. » Cette photographie fut en réalité prise à Montpellier en novembre 1939 par Marcel Bernard, ami d'enfance de Jean Moulin. C'est en 1989 seulement que l'on apprit que cette écharpe ne pouvait pas cacher la cicatrice laissée après la tentative de suicide de Jean Moulin à Chartres en 1940 suite aux tortures que l'occupant lui avait infligées. Dans la mémoire collective pourtant, cette photographie symbolise non seulement l'action clandestine de Jean Moulin mais aussi le sacrifice héroïque de tous les combattants de l'ombre. En témoignent une monnaie commémorative (2 francs), par le graveur Émile Rousseau, reprenant le portrait de Jean Moulin au chapeau et frappée en 1993, ainsi qu'une médaille du même portant au revers la mort du loup d'après Vigny, avec la légende : « Et mourir sans parler ».
© Marcel Bernard/AFP
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Dans la mémoire des Français, c'est Jean Moulin qui incarne le héros par excellence de la Résistance intérieure. Mais il n'occupe cette place que par sa panthéonisation en 1964. Pourquoi la mémoire sociale ne s’est-elle pas donné un grand héros éponyme de la Résistance auparavant ? La principale cause semble tenir aux divisions de l’après-guerre, aux désaccords intervenus sur la place des organisations de Résistance et des partis traditionnels dans la reconstruction de la France, ensuite aux vues divergentes sur tous les grands problèmes auxquels la France de l’après-Libération est confrontée et, finalement, à l’affrontement des mémoires. Plutôt que de réduire, comme trop souvent, cet affrontement au choc des mémoires gaullistes et communistes, il faut tenir compte de deux autres mémoires – qui vont justement produire leurs héros : une mémoire socialisante et une mémoire de droite classique et modérée. Globalement unie, la Résistance a fourni un socle de valeurs communes : patriotisme, libertés démocratiques, défense de la dignité de l’homme… mais non une grille d’analyse commune car la hiérarchisation de ces valeurs est fonction de chacun et de sa propre vision du monde. En sont l’illustration les engagements contraires d’anciens membres du CNR : Georges Bidault défend la politique coloniale et l’Algérie française tandis que Claude Bourdet s’y oppose et, pour avoir dénoncé l’usage de la torture en Algérie, est envoyé en avril 1956 à la prison de Fresnes par le gouvernement du socialiste résistant Guy Mollet ; dans le contexte de la guerre froide, Joseph Laniel, fondateur en 1945 du Parti républicain de la liberté se range fermement du côté des Américains tandis que le communiste Pierre Villon milite dans les associations « pacifistes », en fait prosoviétiques. Difficile, dans ces conditions, de se trouver un héros commun !
Héros multiples, individuels et collectifs
L’absence d’un grand nom fédérateur ne doit cependant pas occulter la multiplicité des héros de la Résistance. La Résistance a conféré à ceux qui ont combattu dans ses rangs le prestige d’avoir lutté pour une cause dont nul ne met en doute la valeur référentielle, la libération des hommes et la délivrance de la patrie envahie. Les candidats au statut de héros de la Résistance ne manquent pas. Peut-être est-ce la raison même qui empêche, pendant vingt ans, l’émergence de l’un d’eux mais autorise qu’ils soient pluriels en raison même de la nature de la Résistance, perçue par ceux qui n’en étaient pas comme une force anonyme et mystérieuse et par ceux qui l’ont vécue comme une société d’égaux partageant les mêmes risques. Soulignons ici à nouveau le paradoxe de la Résistance : elle n’existe que par les engagements individuels, elle n’opère que dans l’action collective, elle ne survit que par la solidarité de ceux qui l’entourent et par la fraternité de ceux qui, arrêtés, « ne parlent pas ». Sortir un héros de la masse, c’est risquer de dénaturer la Résistance. Pour la célébrer en l’incarnant, deux chemins sont empruntés.
Le premier consiste à construire, comme le fait le cinéma français de la Libération, un héros emblématique, par exemple les cheminots de La Bataille du rail de René Clément, film sorti en 1946.

Les cheminots résistants
Au sein de l'organisation de la résistance intérieure en France, toutes les sensibilités politiques et tous les groupes sociaux sont représentés. L'action des cheminots est mise en valeur dès la Libération, grâce au film de René Clément, La Bataille du rail, pour lequel « a été réalisé, pour la première fois en Europe, un véritable déraillement de chemin de fer ». Sabotages, camouflages grâce à des techniques de décorateurs de théâtre, climat dramatique, compagnonnage héroïque, le réalisateur fait reconnaître et entrer dans la légende l'action d'un réseau de résistants français. La plaquette de présentation fut diffusée auprès des responsables de salles de cinéma, lors de la sortie du film en 1946. La Bataille du rail montrait « à l'étranger, qui l'ignore, et au public français, qui souvent le méconnaît, ce que fut la résistance héroïque des cheminots pendant la guerre ».
© INA
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Seconde solution : choisir des héros multiples pour illustrer la diversité de la Résistance, tout comme sa nature collective. Ainsi la série des 23 timbres de la Poste française, intitulée Les Héros de la Résistance, éditée durant cinq années de 1957 à 1961. Autre exemple, la célébration des héros « locaux » par les collectivités territoriales. Dans ce cas, la commémoration implique l’autocélébration de la commune ou de la région pour leur glorieuse participation à la défense de la liberté, de la patrie. Les supports de la mémoire des héros résistants sont nombreux : noms de rues ou d’établissements scolaires, plaques et monuments qui suscitent parfois des manifestations commémoratives, écrits de toutes natures (articles de presse, brochures et ouvrages) dont le contenu mêle parfois approche légendaire et historique, plus récemment les musées locaux, éventuellement porteurs d’une mémoire héroïsante et les productions audiovisuelles de toutes formes, à vocation documentaire ou fictionnelle.
Enfin, des groupes génèrent leurs héros, emblématiques de leur participation à la lutte nationale : Pierre Georges, Fabien, et Danielle Casanova chez les communistes, Pierre Semard (bien qu’il n’ait pas été résistant au sens strict) chez les syndicalistes cheminots, Robert Desnos chez les écrivains, Eugène Pons chez les imprimeurs, les grévistes de mai juin 1941 du Nord – Pas-de-Calais chez les mineurs, Honoré d’Estienne d’Orves chez les marins et les catholiques traditionalistes. Partout il y eut des acteurs, associations, partis, syndicats pour prendre en charge la valorisation du héros et lui conférer une légitimité qui, en retour, rejaillit sur le groupe dont il est l’émanation.

Les femmes dans la Résistance
Le destin tragique de deux militantes, la féministe Berty Albrecht et la communiste Danielle Casanova, symbolise le rôle des femmes dans la Résistance. L'une s'engagea dans le mouvement de résistance Combat et mourut lors de son internement en France, l'autre, militante communiste, fut déportée à Auschwitz et n'en revint pas. La brutalité d'une mort dans l'action contribue au processus d'héroïsation. Pour l'auteur, ces deux grandes résistantes s'inscrivent dans la longue tradition des héroïnes françaises allant de sainte Geneviève à Jeanne d'Arc. Louis Saurel interprète la mort de Danielle Casanova comme un martyre héroïque : « Sentant qu'une grande Française venait de mourir, les Allemands incinérèrent seuls ses restes, puis ils couvrirent de fleurs ses cendres. Sans en saisir tout le sens, les Nazis venaient de rendre à Danielle l'hommage qui lui était dû. Dans l'Antiquité, ne brûlait-on pas en effet les corps des héros morts ? » Danielle Casanova fut associée à Jeanne d'Arc dans un culte très intense rendu au mois de mai par les militants et les militantes communistes dans les années 1950. Il est à noter que la soeur de Danielle Casanova, Renée Pagès-Perini, décédée en 2005, fut une grande résistante corse méconnue.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Héros au gré du temps
Les héros de la Résistance sont tributaires de la fortune du temps. Apparus durant la clandestinité, ils connaissent deux périodes fastes : celle de leur célébration comme héros de la Libération qui ne dépasse pas 1947 et celle du retour au pouvoir du général de Gaulle avec la panthéonisation de Jean Moulin. Entre-temps, lancés dans une reconstruction personnelle et nationale, les Français s’investissent dans le travail pour une société meilleure, plongent dans les délices de la société de consommation et se détournent quelque peu de ce passé. Depuis les années 1970, avec le départ du général de Gaulle, les remises en cause de Mai 68, la crise d’identité nationale consécutive à la disparition des grandes idéologies, une vision noire de la période de l’Occupation se dessine peu à peu, qui, sans effacer le souvenir des héros de la Résistance, relativise leur place. Toutefois, depuis une vingtaine d’années on assiste à une sérieuse remise en cause des héros mêmes de la Résistance, et du premier d’entre eux, Jean Moulin que des publicistes ont suspecté tour à tour d’avoir été agent soviétique ou antigaulliste travaillant pour les Américains.
Raymond et Lucie Aubrac (que le film de Claude Berri a temporairement mise au premier plan) ont été plus durement attaqués encore, accusés directement d’être à l’origine de l’arrestation de Jean Moulin sur la base du « testament » que Klaus Barbie aurait apporté (élaboré en fait par son avocat) ou sommés de s’expliquer sur la « clémence » dont celui-ci aurait fait preuve. Comme le scandale fait recette, ces entreprises de pseudo-démystification, dépourvues de rigueur historique, trouvent un large écho dans la presse – y compris celle qui se réclame d’une information de qualité.
Place aux victimes

Les femmes dans la Résistance
Des récits autobiographiques témoignent de l'engagement de la résistante Lucie Aubrac (1912-2007) : Ils partiront dans l'ivresse : Lyon, mai 1943- Londres, février 1944 adopte le style du journal pour évoquer sa vie de résistante sous l'Occupation, en particulier les neuf mois au cours desquels, alors qu'elle est enceinte, elle prépare l'évasion de son mari Raymond Aubrac ainsi que d'autres résistants. Le style est proche du récit cinématographique et l'action de l'héroïne, aussi courageuse qu'audacieuse, sera d'ailleurs mise en scène au cinéma de manière très libre dans L'Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, en 1969, et avec une fidélité plus forte à l'égard du livre, dans Lucie Aubrac de Claude Berri, en 1997. Mais la résistance ne fut pas le seul engagement de cette figure exceptionnelle qui, bien que médiatique, refusait souvent d'être qualifiée d'héroïne. En tant qu'enseignante d'histoire, Lucie Aubrac s'est battue pour mieux comprendre un monde qu'elle s'est efforcée d'améliorer pour le rendre plus humain, plus juste et plus solidaire. Elle n'a cessé, jusqu'à la fin de sa vie, de parcourir les établissements scolaires pour expliquer les nécessités de l'engagement citoyen. Elle reçut les honneurs funèbres militaires aux Invalides le 21 mars 2007.
Berry Républicain
Berry Républicain
Dans le même temps, les héros s’effacent devant les victimes, dignes d’une plus grande considération parce qu’« innocentes ». Victimes des persécutions raciales, victimes des bombardements, victimes des viols perpétrés par des soldats américains, toutes, dans le panthéon national ont tendance à supplanter ceux qui, engagés dans la lutte contre les occupants, ont trouvé la mort. Après tout, ces combattants ne se sont-ils pas exposés eux-mêmes ? Et dans la France actuelle sait-on vraiment pour qui et pour quoi ? Pour la « liberté » ou pour la « patrie » ? N’y a-t-il pas suspicion, non pas généralisée, mais forte, sur la valeur de tout engagement ? Quelle place pour les héros dans un Pays dont les dirigeants, suivant évidemment l’air du temps, s’associent aux commémorations de la défaite de Trafalgar et refusent de le faire pour la victoire d’Austerlitz ?
Provenance
Cet article provient du site Héros (2007)
Lien permanent
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