Bouvard et Pécuchet

Bibliothèque nationale de France
Bouvard et Pécuchet
Dernière œuvre de Flaubert, demeurée inachevée, Bouvard et Pécuchet est un vieux projet longtemps mûri, repris délibérément en 1874, avec plusieurs interruptions jusqu’à la mort de l’auteur. Le roman représente une sorte d’inventaire de la sottise contemporaine et même de la sottise humaine en général. Mais la série d’expériences tentées par « les deux bonshommes », et plus encore le travail qu’ils entreprennent en copiant des livres, ont une signification ambiguë : on ne sait pas exactement si ces personnages sont des niais qui prennent tout à la lettre ou, comme l’auteur lui-même, des esprits ironiques se délectant des témoignages de la bêtise.
« Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.
Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au-delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent à la même minute, sur le même banc.
Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi. Et le petit homme aperçut écrit dans le chapeau de son voisin : "Bouvard" ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : "Pécuchet". »
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, I.
>Texte intégral dans Gallica : Paris, Lemerre, 1881
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La genèse

Argument irrésistible
« Mais ta future ne veut pas de toi…
— C’est vrai… je l’ai dit au beau-père, mais il me donne 100 000 de plus.
— Ah ! c’est différent !… mais on dit que ta future a aimé un autre et que… qu’il… faut la marier tout de suite…
— C’est vrai, mais je l’ai dit au père, et il me donne encore 100 000 de plus…
— Ah ! c’est bien différent, bien différent ! »
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Flaubert se déclare « attiré par l’histoire de (ses) cloportes » et imagine une œuvre satirique sur la vanité de ses contemporains, un livre de vengeance face à la bêtise humaine qui toute sa vie l’a agressé. Le moment décisif semble se situer en juillet 1872 : Flaubert écrit à George Sand qu’il se met à la rédaction d'un grand roman moderne, « qui aura la prétention d’être comique ». De manière significative, l’Histoire des deux cloportes devient l’Histoire des deux bonshommes. Les personnages ont changé de nature et vont s’inscrire dans « un roman moderne faisant la contrepartie de Saint Antoine » (juillet 1872).
L’ampleur du travail préparatoire
Il me semble que je vais m’embarquer pour un très long voyage, vers des régions inconnues, et que je n’en reviendrai pas.
À la fin de juillet 1873, Flaubert annonce à Tourgueniev qu’il commence enfin Bouvard et Pécuchet. Le roman comique s’avère alors d’un « sérieux effrayant » et devient l’occasion d’une recherche écrasante, exigeant la lecture de livres par centaines, dont l’analyse, la mise en notes et le classement lui demandent des années de travail : « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? à plus de 1500 ! »

Bouvard et Pécuchet
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L’argument
L’argument narratif est simple. Deux petits employés parisiens proches de la cinquantaine se rencontrent par hasard et deviennent amis. Un héritage providentiel reçu par Bouvard leur permet de réaliser leur rêve : se retirer à la campagne pour se consacrer au savoir. Ils achètent un domaine à Chavignolles, en Normandie, et essaient de mettre en pratique les nouvelles théories de leur époque. Remplis d’un enthousiasme de néophytes et sans autre préparation que la lecture d’ouvrages de vulgarisation et des conseils pratiques glanés au hasard, ils se lancent successivement dans toutes les disciplines : agriculture, sciences, archéologie, littérature, politique, amour, philosophie, religion, éducation, etc.
Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si grands objets.

Émotions champêtres
« Faut que je regardions comment qu’mûrit l’raisin… y a longtemps qu’j’avions point vu ça… »
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L’eau du puit de Grenelle
« Décidément cette eau chaude est très mauvaise à boire.
— Oui, mais il y a beaucoup de petits insectes dedans ! »
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Mais à chaque nouvelle tentative, menée sur le même modèle (documentation / expérimentation / évaluation), ils essuient la même déception : les vérités les mieux établies se révèlent pleines d’incertitudes et se contredisent. Dégoûtés et déprimés par tant d’échecs, ayant mangé leur capital, les deux dilettantes envisagent dans le dixième chapitre, inachevé, de retourner à leur première activité : copier, mais cette fois avec une arrière-pensée radicalement critique, collectionner tous les échantillons de la bêtise humaine. Ce devait être là le sens du second volume laissé à l’état de chantier à la mort de l’écrivain.
Un catalogue de la bêtise humaine
L’œuvre devait en effet comprendre deux livres, Le Roman et La Copie. Ce second volume devait être un florilège des textes les plus stupides et ridicules que les deux bonshommes avaient trouvés au cours de leur traversée du savoir. Cette somme devait regrouper des citations ineptes ou contradictoires trouvées chez les grands auteurs, des fragments narratifs relatant les perles de la « Bêtise universelle », des textes aléatoires (« vieux papiers achetés au poids à la manufacture, lettres perdues, affiches »), et un ensemble lexicographique parmi lesquels le Catalogue des idées chics et le Dictionnaire des idées reçues, inventaires raisonnés de clichés et stéréotypes, de la bêtise faite langue.
C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d’encyclopédie critique en farce.
Un tel ouvrage, construit selon une logique combinatoire, n’aurait pu aboutir qu’à une sorte de monstre propre à faire éclater la forme même du livre et à « ahurir tellement le lecteur qu'il en devienne fou ». Le 25 janvier 1880, Flaubert était optimiste : « je commence mon dernier chapitre. Quand il sera fini, j’irai à Paris pour le second volume qui ne me demandera pas plus de six mois. Il est fait aux trois quarts et ne sera presque composé que de citations ». Mais ce projet était sans doute bien plus net dans son esprit que dans les huit dossiers informes accumulés en un quart de siècle, et le puzzle ne sera jamais reconstitué : Maupassant, chargé un temps de l’éditer, déclare forfait le premier et plusieurs tentatives de reconstitution ont eu lieu depuis ; mais le projet reste encore enfoui dans le dossier de 2 500 folios manuscrits qui lui étaient consacrés.
Un roman novateur
Ce dernier roman est inclassable : « Ce sera une espèce d’encyclopédie de la bêtise moderne », écrit-il le 17 octobre 1872. Flaubert, remarque Claudine Gothot-Mersch « a élevé la Bêtise au rang du Mal », et il s’est toute sa vie senti agressé par les imbéciles. À 9 ans déjà, lorsqu’il déclare qu’il a l’intention d’écrire, le premier sujet qu’il invente serait de raconter « les bêtises » que débite « une dame qui vient chez papa » (lettre du 31 décembre 1830, à lire sur Gallica). Pendant la rédaction du roman il affirme : « La bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche, ayant sur le dos l’Himalaya. N’importe ! Je tâcherai de vomir mon venin dans mon livre : cet espoir me soulage » (9 octobre 1877).
Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.
Mais Bouvard et Pécuchet comporte de nombreux autres aspects. C’est presque une histoire d’amour, comme en témoigne notamment la rencontre entre les deux hommes. Le récit simple, abrupt, très visuel et dialogué plonge le lecteur dans l’incertitude : Bouvard et Pécuchet sont-ils médiocres ou sublimes ?

Ça vous coiffe comme un gant !
« Ça vous coiffe comme un gant ! »
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Le roman est surtout très novateur dans son écriture : phrases courtes, images rares, descriptions « plates », collages d’opinions contradictoires, nombreuses citations, utilisation très large du dialogue et du style indirect libre. Toute parole se fige, devient cliché. La composition est marquée par l’absence de progression du récit et une temporalité fantaisiste, à la fois répétitive et circulaire. Un rythme binaire juxtapose les contradictions, empêchant toute conclusion : le jeu des antithèses et des parallélismes renvoie dos à dos toutes les doctrines, empêche le sens de se faire jour, donne l’impression que la science affirme tout et son contraire.
Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017).
Lien permanent
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