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Extrait

La découverte des manuscrits de Dunhuang par Paul Pelliot

Lettre de Paul Pelliot
Dans cet extrait de lettre, Paul Pelliot rend compte de sa mission à Dunhuang et de la découverte d'un immense fonds de manuscrits dans la cachette d'une grotte bouddhiste.

Dès notre départ de Paris, Dunhuang avait été fixé comme une des grandes étapes de notre voyage. Par Prjevalski, Kreitner, Bonin, on savait qu'il y avait là, à 20 kilomètres environ au sud-est de la ville, un groupe considérable de grottes, dites Qianfodong ou Grottes des mille Bouddhas, aménagées à des dates jusque-là peu précises, mais qu'on savait couvertes de peintures murales que l'islam n'avait pas défigurées. Nous nous promettions de consacrer à leur étude, qu'aucun archéologue n'avait encore entreprise, tout le temps que leur importance réclamait. Vous verrez tout à l'heure, par des photographies, que notre attente n'a pas été déçue, et que les grottes de Dunhuang nous ont conservé quelques uns des plus précieux monuments de l'art chinois bouddhique entre le 6e et le 10e siècle. Mais un autre intérêt s'était en cours de route ajouté à cette visite.

A Urumqi, j'avais entendu parler d'une trouvaille de manuscrits qui avait été faite dans les grottes de Dunhuang en 1900. Le maréchal tartare m'en avait touché un mot. Le duc Lan m'avait à son tour remis un manuscrit qui en provenait ; ce manuscrit remontait au moins au 8e siècle. Par des renseignements complémentaires, j'avais pu savoir comment cette découverte avait été faite. Un moine taoïste, le Wang-tao, déblayant une des grandes grottes, avait par hasard ouvert une petite grotte annexe, qu'il avait trouvée bondée de manuscrits. Bien que notre confrère Stein fût passé à Dunhuang peu avant nous, je conservais l'espoir de faire encore une bonne moisson.

Aussi, dès notre arrivée à Dunhuang je me mis en quête du Wang-tao. Il fut facile de le joindre, et il se décida à venir aux grottes. Il m'ouvrit enfin la niche, et brusquement je me trouvai dans une petite grotte qui n'avait pas trois mètres en tous sens, et était, sur deux et trois épaisseurs, bourrée de manuscrits. Il y en avait de toutes sortes, en rouleaux surtout, mais aussi en feuillets, des chinois, des tibétains, des ouïgours, des sanscrits. Vous vous imaginez sans peine quelle émotion poignante m'a saisi : j'étais en face de la plus formidable découverte de manuscrits chinois que l'histoire d'Extrême-Orient ait jamais eu à enregistrer. Mais ce n'était pas tout de voir ces manuscrits, et je me demandais avec inquiétude s'il me faudrait me contenter de jeter sur eux un coup d'oil, pour m'en aller ensuite les mains vides, et laisser là ces trésors voués peu à peu à la destruction. Heureusement le Wang-tao était illettré et appartenait à la catégorie des moines bâtisseurs. Pour construire des pagodes, il lui fallait de l'argent. Bien vite, je dus renoncer cependant à tout acquérir : le Wang-tao craignait d'ameuter le pays. Alors, je m'accroupis dans la grotte, et fiévreusement, pendant trois semaines, je fis l'inventaire de la bibliothèque.

Sur les 15 000 rouleaux qui me sont ainsi passés par les mains, je pris tout ce qui, par sa date ou son contenu, offrait un intérêt primordial, un tiers de l'ensemble environ. Dans ce tiers, j'avais mis tous les textes en écriture brahmi ou ouïgoure, beaucoup de tibétain, mais surtout du chinois. Il y a là pour la sinologie des richesses inappréciables : beaucoup de bouddhisme sans doute, mais aussi de l'histoire, de la géographie, des philosophes, des classiques, de la littérature proprement dite et encore des actes de toutes sortes, des baux, des comptes, des notes prises au jour le jour. Et tout cela était antérieur au 11e siècle. En l'an 1035, des envahisseurs étaient venus de l'est, et hâtivement, les moines avaient empilé livres et peintures dans une cachette dont ils avaient muré, crépi, orné l'ouverture. Massacrés ou que pendant huit ans nul érudit n'était passé par là pour examiner ces documents et en reconnaître l'importance. Cette importance, messieurs, je n'exagère pas en disant qu'elle est pour nous capitale. Les anciens manuscrits chinois étaient très rares en Chine, et il n'y en avait aucun en Europe. De plus, nous ne pouvions travailler que sur des livres, jamais sur des documents qui n'eussent pas été expressément rédigés en vue de la publicité. Pour la première fois, les sinologues pourront, à l'initiation des historiens de l'Europe, travailler sur des archives. Enfin, dans une grotte, il y avait autre chose: des peintures sur soie et sur chanvre, contemporaines des manuscrits, et qui vont se placer en tête de la série jusque-là assez pauvre que possédait le Louvre, enfin, quelques imprimés, des imprimés xylographiques du 10e et même du 8e siècle, antérieurs à Gutenberg de cinq à sept siècles, les premiers imprimés qui soient connus dans le monde. En mai 1908, l'étude des grottes achevée, nous quittions Dunhuang.

Pour résumer notre œuvre, M. Nouette rapporte plusieurs milliers de clichés dont vous avez pu apprécier ce soir l'intérêt documentaire. Le Dr Vaillant a levé près de 2 000 kilomètres d'itinéraires, reliés par environ 25 points astronomiques, et, des calculs déjà effectués, il résulte que nous aboutirons pour ces points à une approximation de 400 mètres en latitude, 1 kilomètre en longitude ; on ne peut exiger davantage, dans les conditions où nous travaillions Des échantillons géologiques, un herbier de 800 plantes, 200 oiseaux, des mammifères, de nombreux insectes, des crânes et des mensurations constituent les collections d'histoire naturelle. Pour nos peintures, nos bois sculptés, nos bronzes, nos céramiques, les conservateurs du Louvre songent à aménager une salle entière. Enfin nous rapportons à la Bibliothèque Nationale une bibliothèque d'imprimés chinois comme il n'y en avait pas en Europe, et une collection de manuscrits chinois qui n'a pas d'équivalent même en Chine. 

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