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Extrait

Mort d'une courtisane

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, 1848.
L'action se passe près de grands boulevards. Une affiche jaune rue Laffitte annonce une vente de meubles et de riches objets après décès. Par pure curiosité, le narrateur entre visiter cet appartement ayant appartenu à une courtisane, Marguerite Gautier.

Cette histoire m'était revenue à l'esprit pendant que je contemplais les nécessaires d'aregent, et un certain temps s'était écoulé, à ce qu'il paraît, dans ces réflexions, car il n'y avait plus dans l'appartement que moi et un gardien qui, de la porte, examinait avec attention si je ne dérobais rien.

Je m'approchai de ce brave homme à qui j'inspirais de si graves inquiétudes.

«  Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire le nom de la personne qui demeurait ici ?

 Mlle Marguerite Gautier. Je connaissais cette fille de nom et de vue.

«  Comment ! dis-je au gardien, Marguerite Gautier est morte ?

 Oui, monsieur.

 Et quand cela ?

 Il y a trois semaines, je crois.

 Et pourquoi laisse-t-on visiter l’appartement ?

 Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait que faire monter la vente. Les personnes peuvent voir d’avance l’effet que font les étoffes et les meubles ; vous comprenez, cela encourage à acheter.

 Elle avait donc des dettes ?

 Oh ! monsieur, en quantité.

 Mais la vente les couvrira sans doute ? — Et au-delà.

 À qui reviendra le surplus, alors ?

 À sa famille.

 Elle a donc une famille ?

 À ce qu’il paraît.

 Merci, monsieur. »

Le gardien, rassuré sur mes intentions, me salua, et je sortis.

« Pauvre fille ! » me disais-je en rentrant chez moi, elle a dû mourir bien tristement, car, dans son monde, on n’a d’amis qu’à la condition qu’on se portera bien.

Et malgré moi je m’apitoyais sur le sort de Marguerite Gautier.

Cela paraîtra peut-être ridicule à bien des gens, mais j’ai une indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne même pas la peine de discuter cette indulgence. Un jour, en allant prendre un passeport à la préfecture, je vis dans une des rues adjacentes une fille que deux gendarmes emmenaient. J’ignore ce qu’avait fait cette fille, tout ce que je puis dire, c’est qu’elle pleurait à chaudes larmes en embrassant un enfant de quelques mois dont son arrestation la séparait. Depuis ce jour, je n’ai plus su mépriser une femme à première vue.

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias : Paris, Alexandre Cadot, 1848
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