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Extrait

La mise à mort de Carmen

Prosper Mérimée, Carmen, chapitre 3, 1835.
Devenu fou de jalousie après avoir appris la liaison de Carmen avec le picador Lucas, Don José supplie la bohémienne de s'enfuir avec lui en Amérique. Carmen refuse de le suivre et avoue ne plus l'aimer mais elle accepte sa fatale destinée et ne cherche pas à s'y dérober, incarnant jusqu'à la fin une certaine idée de la liberté.

Quand la messe fut dite, je retournai à la venta. J'espérais presque que Carmen se serait enfuie ; elle aurait pu prendre mon cheval et se sauver… mais je la retrouvai. Elle ne voulait pas qu’on pût dire que je lui avais fait peur. Pendant mon absence, elle avait défait l’ourlet de sa robe pour en retirer le plomb. Maintenant elle était devant une table, regardant dans une terrine pleine d’eau le plomb qu’elle avait fait fondre, et qu’elle venait d’y jeter. Elle était si occupée de sa magie qu’elle ne s’aperçut pas d’abord de mon retour. Tantôt elle prenait un morceau de plomb et le tournait de tous les côtés d’un air triste, tantôt elle chantait quelqu’une de ces chansons magiques où elle invoquent Marie Padilla, la maîtresse de don Pédro, qui fut, dit-on la Bari Crallisa, ou la grande reine des bohémiens :

 Carmen, lui dis-je, voulez-vous venir avec moi ?

Elle se leva, jeta sa sébile, et mit sa mantille sur sa tête comme prête à partir. On m’amena mon cheval, elle monta en croupe et nous nous éloignâmes.

 Ainsi, lui dis-je, ma Carmen, après un bout de chemin, tu veux bien me suivre n’est-ce pas ?

 Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi.

Nous étions dans une gorge solitaire ; j’arrêtai mon cheval. — Est-ce ici ? — dit-elle, et d’un bond elle fut à terre. Elle ôta sa mantille, la jeta à ses pieds, et se tint immobile un poing sur la hanche, me regardant fixement.

 Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle ; c’est écrit, mais tu ne me feras pas céder.

 Je t’en prie, lui dis-je, sois raisonnable. Écoute-moi ! tout le passé est oublié. Pourtant, tu le sais, c’est toi qui m’as perdu ; c’est pour toi que je suis devenu un voleur et un meurtrier. Carmen ! ma Carmen ! laisse-moi te sauver et me sauver avec toi.

 José, répondit-elle, tu me demandes l’impossible. Je ne t’aime plus; toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge ; mais je ne veux pas m’en donner la peine. Tout est fini entre nous. Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi ; mais Carmen sera toujours libre. Calli elle est née, calli elle mourra.

 Tu aimes donc Lucas ? lui demandai-je.

 Oui, je l’ai aimé, comme toi, un instant, moins que toi peut-être. À présent, je n’aime plus rien, et je me hais pour t’avoir aimé.

Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de bonheur que nous avions passés ensemble. Je lui offris de rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur, tout ! je lui offris tout, pourvu qu’elle voulût m’aimer encore !

Elle me dit : — T’aimer encore, c’est impossible. Vivre avec toi, je ne le veux pas. — La fureur me possédait. Je tirai mon couteau. J’aurais voulu qu’elle eût peur et me demandât grâce, mais, cette femme était un démon.

 Pour la dernière fois, m’écriai-je, veux-tu rester avec moi ?

— Non ! non ! non ! dit-elle en frappant du pied, et elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnée, et la jeta dans les broussailles.

Je la frappai deux fois. C’était le couteau du Borgne que j’avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois encore voir son grand œil noir me regarder fixement ; puis il devint trouble et se ferma.

Prosper Mérimée, Carmen : Paris, Lévy, 1878.
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