Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Carmen, le diable incarné ?

Prosper Mérimée, Carmen, chapitre 3, 1835.
Dans le chapitre 3, le bandit Don José, emprisonné pour ses crimes et qui se sait condamné, raconte au narrateur sa passion fatale pour la belle Carmen. Ici, l'ancien brigadier est comme envoûté par la jeune bohémienne qu'il suit jusque dans son appartement à travers les rues de Séville.  Il brosse le portrait sensuel mais inquiétant d'une femme attachée à sa farouche liberté et qui le met en garde contre son charme maléfique.

Nous avions repris le chemin de Séville. À l’entrée de la rue du Serpent, elle acheta une douzaine d’oranges, qu’elle me fit mettre dans mon mouchoir. Un peu plus loin, elle acheta encore un pain, du saucisson, une bouteille de manzanilla ; puis enfin elle entra chez un confiseur. Là, elle jeta sur le comptoir la pièce d’or que je lui avais rendue, une autre encore, qu’elle avait dans sa poche, avec quelque argent blanc ; enfin elle me demanda tout ce que j’avais. Je n’avais qu’une piécette et quelques cuartos, que je lui donnai, fort honteux de n’avoir pas davantage. Je crus qu’elle voulait emporter toute la boutique. Elle prit tout ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher, yemas, turon, fruits confits, tant que l’argent dura. Tout cela, il fallut encore que je le portasse dans des sacs de papier. Vous connaissez peut-être la rue du Candîlejo, où il y a une tête du roi don Pedro le Justicier. Elle aurait dû m’inspirer des réflexions. Nous nous arrêtâmes, dans cette rue-là, devant une vieille maison. Elle entra dans l’allée, et frappa au rez-de-chaussée. Une bohémienne, vraie servante de Satan, vint nous ouvrir. Carmen lui dit quelques mots en romani. La vieille grogna d’abord. Pour l’apaiser, Carmen lui donna deux oranges et une poignée de bonbons, et lui permit de goûter au vin. Puis elle lui mit sa mante sur le dos et la conduisit à la porte, qu’elle ferma avec le barre de bois. Dès que nous fûmes seuls, elle se mit à danser et à rire comme une folle, en chantant : — Tu es mon rom, je suis ta romi. — Moi, j’étais au milieu de la chambre, chargé de toutes ses emplettes, ne sachant où les poser. Elle jeta tout par terre, et me sauta au cou, en me disant : — Je paye mes dettes, je paye mes dettes ! c’est la loi des Calés ! — Ah ! monsieur, cette journée-là ! cette journée-là !… quand j’y pense, j’oublie celle de demain.

Le bandit se tut un instant ; puis, après avoir rallumé son cigare, il reprit :

Nous passâmes ensemble toute la journée, mangeant, buvant, et le reste. Quand elle eut mangé des bonbons comme un enfant de six ans, elle en fourra des poignées dans la jarre d’eau de la vieille. — C’est pour lui faire du sorbet, disait-elle. Elle écrasait des yemas en les lançant contre la muraille. — C’est pour que les mouches nous laissent tranquilles, disait-elle… Il n’y a pas de tour ni de bêtise qu’elle ne fit. Je lui dis que je voudrais la voir danser ; mais où trouver des castagnettes ? Aussitôt elle prend la seule assiette de la vieille, la casse en morceaux, et la voilà qui danse la romalis en faisant claquer les morceaux de faïence aussi bien que si elle avait des castagnettes d’ébène où d’ivoire. On ne s’ennuyait pas auprès de cette fille-là, je vous en réponds. Le soir vint, et j’entendis les tambours qui battaient la retraite.

 Il faut que j’aille au quartier pour l’appel, lui dis-je.

 Au quartier ? dit-elle d’un air de mépris ; tu es donc un nègre, pour te laisser mener à la baguette ? Tu es un vrai canari, d’habit et de caractère. Va, tu as un cœur de poulet. Je restai, résigné d’avance à la salle de police. Le matin, ce fut elle qui parla la première de nous séparer. — Écoute, Joseito, dit-elle ; t’ai-je payé ? D’après notre loi, je ne te devais rien, puisque tu es un payllo, mais tu es un joli garçon, et tu m’as plu. Nous sommes quittes. Bonjour.

Je lui demandai quand je la reverrai.

 Quand tu seras moins niais, répondit-elle en riant. Puis, d’un ton plus sérieux : Sais-tu, mon fils, que je crois que je t’aime un peu ? Mais cela ne peut durer. Chien et loup ne font pas longtemps bon ménage. Peut-être que, si tu prenais la loi d’Égypte, j’aimerais à devenir ta romi. Mais, ce sont des bêtises : cela ne se peut pas. Bah ! mon garçon, crois-moi, tu en es quitte à bon compte. Tu as rencontré le diable, oui, le diable ; il n’est pas toujours noir, il ne t’a pas tordu le cou. Je suis habillée de laine, mais je ne suis pas mouton. Va mettre un cierge devant ta majari ; elle l’a bien gagné. Allons, adieu encore une fois. Ne pense plus à Carmencita, ou elle te ferait épouser une veuve à jambes de bois.

En parlant ainsi, elle défaisait la barre qui fermait la porte, et une fois dans la rue elle s’enveloppa dans sa mantille et me tourna les talons.

Elle disait vrai. J’aurais été sage de ne plus penser à elle ; mais, depuis cette journée dans la rue du Candilejo, je ne pouvais plus songer à autre chose.

Prosper Mérimée, Carmen : Paris, Lévy, 1878.
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmcmfb180nxws