Lire au Moyen Âge

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Les Pères du désert
Les Pères du désert écrivant l’un sur un rouleau, l’autre sur une feuille, le troisième dans un codex. Comme les évangélistes, ces chrétiens de l’Antiquité tardive sont représentés dans leurs travaux d’écritures. La scène rassemble en une seule image les trois principaux supports d’écriture : rouleau, feuillet et codex.. Paris, début du 15e siècle.
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Le livre conserve une place centrale dans le monde byzantin. À Byzance, durant tout le Moyen Âge, un enseignement public et privé, élémentaire et supérieur, reste en place, et l’alphabétisation, confortée par la continuité d’une bureaucratie, tant dans la capitale que dans les provinces, est une exigence de la société laïque, si bien que ceux qui entrent dans une institution religieuse savent déjà lire et écrire. Byzance connaît toujours les cercles de lecture et les bibliothèques privées, le livre y reste une marchandise, produite par des artisans copistes (et aussi parfois par des moines) ou des copistes amateurs ; on utilise encore largement le rouleau, au moins dans la liturgie, même si l’écriture n’y est pas disposée de la même manière que dans l’Antiquité. Phénomène significatif, le modèle de lecture à Byzance reste celui formulé bien des siècles plus tôt par Denys de Thrace, qui prescrit au lecteur, quel que soit le livre, de concentrer son attention sur le titre, l’auteur, ses intentions, l’unité, la structure, l’effet de l’œuvre, ce qui impliquait une lecture ordonnée, une méditation profonde du texte. S’est également conservé l’usage antique de la lecture à voix haute qui rapproche le discours écrit du discours parlé, prêché, proclamé, alors que l’Occident latin médiéval préfère la lecture murmurée ou silencieuse. Inversement, dans l’Occident latin, la rupture est profonde.
Le livre dépositaire d’une connaissance à ruminer ou simplement à conserver
Alors que, dans le monde antique, la lecture se pratiquait dans les jardins ou sous les portiques, et que l’écrit se déployait sur les places et dans les rues, multipliant les occasions de lire, l’Occident du haut Moyen Âge ne connaît plus la lecture que dans le secret des églises, des cellules, des réfectoires, des cloîtres, des écoles religieuses, ou, parfois, à la cour du prince. Qui plus est, cette lecture se limite le plus souvent aux Écritures et à des textes d’édification spirituelle. C’est seulement dans les lieux ecclésiastiques et les monastères que fleurissent les poèmes à la gloire des livres, des bibliothèques et de la lecture.

Guillaume des Ursins et son copiste-enlumineur
Cette miniature placée en tête du Mare historiarum montre un puissant patron visitant dans son atelier un copiste-enlumineur au travail. Ce patron n’est autre que le chancelier Guillaume Jouvenel des Ursins, revêtu ici des attributs de sa fonction. L’enlumineur au travail est sûrement un employé à son service, puisqu’il porte sur les manches de son habit les emblèmes du chancelier ; il n’en reste pas moins assis malgré l’importance de ses visiteurs, suggérant dans sa posture la dignité de sa fonction d’enlumineur et inscrivant par cet autoportrait sa signature en image.
Les copistes copiaient le texte, en se relayant pour un même ouvrage afin de ne pas conserver trop longtemps le texte original qu’ils avaient emprunté. Puis les rubricateurs chargés des travaux à l’encre rouge, intervenaient dans les espaces laissés libres par les copistes. Ils rédigeaient les titres des chapitres, les sous-titres, les majuscules et les initiales simples. Enfin les enlumineurs réalisaient les décors avec l’or et les pigments de couleur.
Jusqu’à l’époque gothique, le copiste, le rubricateur et l’enlumineur pouvait être une seule et même personne, le plus souvent un moine. Par la suite, le travail a souvent été divisé entre plusieurs copistes. Leur organisation rigoureuse a permis de répondre à la demande croissante de livres et d’assurer un contrôle sur la qualité des textes. Ceux-ci étaient en effet truffés d’erreurs, car les moines avaient pris l’habitude d’abréger les mots pour gagner de la place et de noter leurs commentaires en marge du texte (glose). Grâce au « libraire » agréé par l’Université, un exemplaire parfaitement exact (exempla) était divisé en plusieurs morceaux (pecia) dont chacun était copié par un professionnel. Ainsi, plusieurs copistes travaillaient simultanément sur un même texte, ce qui réduisait considérablement la durée d’exécution d’un manuscrit.
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Copiste dans son atelier
Un clerc vêtu de noir travaillant dans son étude à la transcription d’un texte. On a généralement reconnu dans ce personnage une représentation de l’historien romain Tite-Live, mais il s’agit probablement de son premier traducteur français, le bénédictin Pierre Bersuire, prieur de Saint-Éloi, comme l’indiqueraient son vêtement noir et le fait qu’il semble collationner divers exemplaires du texte à copier.
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Le passage de la lecture à voix haute à la lecture murmurée ou silencieuse
En même temps que la lecture silencieuse succède (assez massivement à partir du 13e siècle) à la lecture oralisée et que les « voix des pages » s’éteignent, la page peu à peu devient moins compacte, se structure, donne à voir les nervures et les articulations du texte, en organise les différents niveaux de lecture par le recours à divers styles et modules d’écriture, par l’usage signifiant de la couleur, par la multiplication des espaces et des blancs.
Autre grand changement dans l’Europe du haut Moyen Âge, le passage de la lecture à voix haute à la lecture murmurée ou silencieuse. Plusieurs causes à cela : les livres sont surtout lus pour connaître Dieu ou sauver son âme, et ils doivent donc être compris, médités, peut-être appris par cœur ; le codex lui-même, avec ses pages qui découpent le texte, facilitant la relecture et la confrontation de plusieurs passages, est une invitation à la lecture de méditation ; la vie communautaire des institutions religieuses, où la lecture se pratique le plus souvent, oblige à parler à voix basse. En résumé, la signification et l’usage du livre ont changé. On lit peu de textes, même si on en écrit beaucoup, car la fatigue que demande la transcription est déjà une prière. Le livre, pas toujours destiné à la lecture, est non seulement un travail pieux ou un moyen de faire son salut, mais un bien patrimonial, et sous ses formes les plus sacrées, précieuses, monumentales, il devient un signe du sacré.
La pratique de la lecture se raréfie
Rares sont les individus cultivés et peu nombreux les types de livres lus, et lus seulement en certaines occasions ; le manque de pratique empêche la scansion rapide des mots et des phrases que demande une lecture orale : tout cela impose une lecture silencieuse, ou au mieux murmurée, comme un bourdonnement d’abeilles. La conséquence directe de cette pratique sera la séparation des mots, adaptée à un type de lecture qui ne dépend plus du rythme oratoire de la phrase, le recours à des conventions graphiques, pour guider l’œil à travers la partition du texte, une pratique nouvelle de la ponctuation et des manières de la noter, puisqu’elle ne sert plus à une lecture oratoire mais à faciliter la compréhension, ou une compréhension déterminée du texte. Mais de même que le monde antique a connu çà et là la lecture silencieuse, le monde médiéval n’ignore pas non plus la lecture à voix haute : on la pratique pour les textes liturgiques ou d’édification, à l’église, dans les réfectoires des communautés, ou encore comme exercice scolaire, et peut-être même à titre individuel comme exercice monastique. La lecture publique à voix haute semble enfin avoir été pratiquée dans le cas des narrations historiques. Mais même si l’une ou l’autre des deux pratiques a pu être la norme à chaque époque, on doit de toute façon exclure toute dichotomie par trop tranchée. De plus, les formes intermédiaires de la lecture susurrée ou murmurée ont toujours été pratiquées : que l’on pense à Apulée invitant son lecteur, au début des Métamorphoses, à lire son œuvre « lepido susurro » ( « dans un doux murmure » ), ou à la « ruminatio » du moine mastiquant les mots à voix basse.

La cour céleste et le Christ en majesté
Ce petit cahier est sans doute le début d’un sacramentaire destiné à Charles le Chauve, qui n’a pas été terminé. Le décor exceptionnel permet d’imaginer ce qu’aurait été l’ensemble. Sur cette double page des plus rutilantes, une cour céleste est placée en face du Christ, lui-même entouré de deux séraphins et des deux allégories de l’Océan et de la Terre nourricière. L’auteur de ces illustrations est sans conteste un très grand artiste, qui a su intégrer à sa propre vision l’influence des centres qui marquent la vie artistique depuis le début du 9e siècle, comme Tours ou Reims.
Adoré par la cour céleste, le Christ en majesté apparaît ici entouré de deux séraphins et des allégories de l’Océan (en bas à gauche) et de la Terre nourricière (en bas à droite). Comme dans l’image précédente du folio 5, le Christ trône sur un globe, avec une hostie (ou un globe d'or ?) et la Bible dans les mains ; l’ensemble s’inscrit dans une mandorle aux bandes de couleur concentriques. Le Christ est ici barbu, comme dans certaines Majestés tourangelles. En dessous, la prière du Sanctus, auquel s’associait la communauté des fidèles, s'inscrit en lettres onciales d'or dans un cartouche au fond pourpré :
« S[an]c[tu]s, S[an]c[tu]s, S[an]c[tu]s [Domi]n[u]s D[eu]s Sabaoth. Pleni sunt et caeli et t[er]ra gl[ori]a. Hosanna in excelsis. Benedict[us] qui venit in n[o]m[ine] D[omini]. Osanna in excelsis. » (« Saint, Saint, Saint est le Seigneur, Dieu des puissances. Les cieux et la terre sont remplis de votre gloire. Hosanna au plus haut des cieux. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Hosanna au plus haut des cieux. »)
Dérivées de représentations antiques, l’Océan et la Terre sont personnifiés sous une forme que l'on retrouve dans d'autres œuvres carolingiennes : l'Océan en homme demi-nu tenant un poisson et une jarre en main, juché sur un monstre marin ; la Terre en mère nourricière allaitant deux enfants, la tête appuyée sur son bras gauche. Tous deux contemplent le Christ qui les domine haut dans les cieux.
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Le livre comme instrument de travail intellectuel
Entre la fin du 11e siècle et le 14e siècle intervient une nouvelle étape de l’histoire de la lecture. Les villes renaissent, et avec elles les écoles, qui sont des lieux du livre. L’alphabétisation se développe, l’écrit progresse à tous les niveaux, usages du livre et objets du livre se diversifient. Pratiques de l’écriture et pratiques de la lecture, plutôt séparées au haut Moyen Âge, se rapprochent, et sont désormais fonction l’une de l’autre, constituant un tout organique. On lit pour écrire, pour la compilation, qui est la méthode particulière de composition des maîtres de la scolastique. Et l’on écrit pour des lecteurs. On commence à lire beaucoup et d’une manière différente. Il ne s’agit plus simplement de comprendre la lettre de l’écrit (listera) : ce n’est que la première étape, à partir de laquelle il faut passer au sens (sensus) du texte pour atteindre enfin à la « sententia », la doctrine dans toute sa profondeur. Pétrarque, qui réprouve la manie d’accumuler inutilement les volumes, trace les lignes d’une théorie de la lecture comme pratique destinée à « renfermer » les livres dans le cerveau et non pas sur des « rayonnages ». Tels sont les fondements de la lecture universitaire, le modèle de lecture qui pénètre profondément l’écrit, dévide le commentaire et en diffuse l’autorité.
Une nouvelle organisation de la page
La multiplication des bibliothèques privées répond dans une certaine mesure à un accroissement des besoins de lecture. Même dans les cas où ces bibliothèques ne servent qu’à faire parade de sa richesse et d’une culture de façade, elles montrent que dans les représentations de la société gréco-romaine de l’époque, livres et lecture font partie des loisirs et de la vie des gens aisés.
L’époque impériale a vu la publication de plusieurs traités de lecture destinés à aider le lecteur dans ses choix et à se constituer une première collection de livres. Il faut en déduire, soit que la production des libraires est désormais si étendue et si diversifiée par rapport au passé qu’elle peut désorienter, soit que le public n’est plus celui de la seule élite, et qu’il en est d’autant plus perdu ou indécis dans ses choix.

Bible dite de Saint-Maur-des-Fossés ou du Comte Rorigon
L’abbaye de Saint-Martin de Tours fut dans la première moitié du 9e siècle un centre éditorial de première importance. De son scriptorium proviennent de nombreuses Bibles soigneusement calligraphiées.
Celle-ci comporte une mise en page claire et aérée. Les styles d’écriture manuscrite permettent de hiérarchiser l’information. Ainsi, le titre du livre biblique est inscrit en grandes capitales, le nom du livre (Livre d’Osée) est inscrit en lettres d’argent sur fond de parchemin teinté de pourpre. Le début du texte ou incipit est en écriture onciale, écriture majuscule avec emprunts aux cursives communes romaines. Il se prolonge en écriture semi-onciale — transformation de l’onciale en minuscule avec des liaisons apparaissant entre les lettres — sur le nombre de lignes correspondant à la lettre ornée, puis continue en minuscule caroline.
Inspirés de la capitale et de la cursive romaine, les premiers signes d’onciale ont pris forme à partir du 2e siècle après J.-C. Écriture des premiers chrétiens, puis des moines, elle connaît son heure de gloire au 5e siècle, essentiellement pour les textes ecclésiastiques. Tout comme la cursive, cette écriture large et arrondie possède de courtes ascendantes et descendantes pour les lettres O, F, G, H, L, et Q.
À l’époque mérovingienne, on utilisait pour les livres, outre l’onciale, la semi-onciale, ainsi qu'une écriture dite mérovingienne qui en dérivait. Ces autres graphies sont difficiles à déchiffrer, sans espace entre les mots, utilisant les majuscules de façon arbitraire, et surtout très diverses.
Longue à copier et prenant de la place, l'onciale est utilisée jusqu’aux 9e et 10e siècles, et subsiste dans les œuvres carolingiennes pour les titres et les premières lignes de chapitre.
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Une nouvelle structure du livre
Alors que le haut Moyen Âge ne connaissait que de modestes subdivisions du texte, reposant moins sur des signes spécifiques que sur des ornements (rehaussement des lettres initiales par la couleur, changements d’écriture, décorations diverses), on passe à un véritable système de techniques auxiliaires de la lecture et de la consultation du livre, destinées à identifier rapidement le passage que l’on recherche : rubrication, découpage en paragraphes, titres de chapitre, séparation du texte et du commentaire, sommaires, tables des concordances des termes, index et tables analytiques alphabétiques.
La naissance des bibliothèques de lecture
Simultanément, l’espace des livres connaît lui aussi des changements. Au 13e siècle, avec l’apparition des ordres mendiants, naît la bibliothèque destinée avant tout à la lecture et non pas à l’accumulation d’un patrimoine et à sa conservation ; et naît aussi une bibliothéconomie qui repose sur le catalogue, conçu non plus comme un simple inventaire mais comme un instrument de consultation destiné à localiser tel livre dans la bibliothèque ou dans d’autres de la même aire géographique ; apparaît aussi le mémorial, un tableau sur lequel les prêts sont notés. Du point de vue architectural, cette nouvelle bibliothèque se présente comme une salle en longueur, avec un passage libre au centre, et, sur les côtés, disposées parallèlement, des rangées de pupitres où les livres offerts à la lecture et à l’étude sont attachés par une chaîne. C’est en quelque sorte le plan de l’église gothique, et la ressemblance va au-delà de la simple organisation spatiale, elle relève des nouvelles exigences de la civilisation gothique. La bibliothèque sort de la solitude du monastère ou de l’étroit espace que lui affectaient les évêques dans les cathédrales romanes pour devenir urbaine et vaste. De même que l’église devient décor (images, ogives, couleurs) offert à la vue et à la jouissance, de même la bibliothèque se présente comme un décor de livres, exposés et disponibles. Ce nouveau type de bibliothèque se définit aussi par son silence. Silencieux doit être l’accès au livre, à peine troublé par le frottement des chaînes qui le relient au pupitre. Silencieuse doit être la recherche des auteurs et des titres dans le catalogue librement accessible. Silencieuse enfin, parce que tout entière faite pour l’œil, est la lecture de ces livres par des individus à la fois solitaires et rassemblés.

Flavius Josèphe dans son cabinet
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La naissance du livre en langue vulgaire
Même si elles ne sont pas immédiates, la lecture visuelle soustraite à toute interférence n’est pas sans conséquences sur les manières d’utiliser le livre, sur la formation d’un sens critique face à l’écrit, sur l’exercice intellectuel, sur les pratiques de la dévotion, sur la naissance d’idées hétérodoxes, sur l’érotisme. Les progrès de l’alphabétisation dans la société laïque aux 13Ie-14e siècles entraînent l’apparition d’autres modèles de lecture que la lecture scolastique et universitaire : c’est à cette époque que naît le livre en langue vulgaire. Bien qu’il ne manque pas de lecteurs savants, le livre en langue vulgaire circule surtout dans une bourgeoisie de marchands et d’artisans plus ou moins solidement alphabétisés mais qui ignorent le latin.

La mort de Louis IX et la bataille de Tunis (1270)
Roi pieux et défenseur du catholicisme, Louis IX décide en 1267 de partir à nouveau en croisade en Orient, après avoir, en 1246, participé à la septième croisade. La huitième croisade part de Paris le 15 mars 1270, et arrive le 7 juillet dans les ruines de Carthage, en face de Tunis. Affaiblie par la chaleur et la maladie, l’armée de Louis IX est incapable de se battre et doit attendre des renforts. Charles d’Anjou, roi de Sicile et frère du roi de France, est en route pour les rejoindre. Début août, l’un des fils du roi meurt de maladie, tandis que Louis IX décède quelques heures avant l’arrivée des renforts, le 25 août 1270. La huitième croisade continue malgré tout quelques mois jusqu’à ce qu’un accord soit signé entre les croisés et les musulmans, eux aussi affaiblis par la maladie.
En 1297, Louis IX est canonisé et devient saint Louis. L’Église catholique rend ainsi hommage à son engagement dans la lutte contre les hérétiques, comme les Cathares, mais aussi à son combat lors de deux croisades.
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Naissance de l’humanisme dans les bibliothèques princières
Autre modèle de lecture, celui des cours et de la haute aristocratie européenne, parfois très cultivées. Chez les princes et les grands, les livres sont en général des ouvrages de divertissement ou de dévotion, mais leur fonction dépasse la simple lecture : ils sont aussi des ornements, des signes d’appartenance à la société la plus raffinée ; ils manifestent de façon ostentatoire la richesse et le faste, avec leurs enluminures, leurs reliures en peaux coûteuses, en tissu de la plus grande finesse, en métaux précieux. Ils sont des objets qui rappellent, expriment et célèbrent la splendeur du prince et de sa cour. Commandés à des libraires très experts, reçus en cadeau ou hérités, ces livres finissent par constituer les bibliothèques princières, très différentes des bibliothèques religieuses dans leur contenu : y dominent les livres en langue vulgaire qui chantent les armes et l’amour, racontent des histoires plus ou moins merveilleuses, « vulgarisent » des textes de la grande tradition classique. Leur section latine contient des ouvrages religieux, bibles, livres d’heures, bréviaires. Au 15e siècle, c’est dans ces bibliothèques que l’humanisme va faire irruption avec ses ouvrages classiques grecs et latins. Et une partie des loisirs des grands va être consacrée à ces lectures, non pas tant dans la bibliothèque proprement dite que dans les espaces de séjour et de repos de la résidence seigneuriale.

Incipit de la Génèse
Dans l’aventure de la transmission du texte, l’invention de l’imprimerie joue un rôle capital : elle offre la possibilité de le démultiplier en autant d’exemplaires qu’on le désire et permet de répondre à une forte demande ; c’est sans doute ce qu’a perçu Gutenberg qui, ayant mis au point sa technique, décide de l’appliquer à la publication de la Bible. À une époque où les bibles de lutrin de grande taille, utilisées dans les monastères pour la lecture durant l’office ou au réfectoire, sont à nouveau très prisées – alors que depuis le 13e siècle les bibles de poche parisiennes étaient les plus communément utilisées –, il choisit de faire paraître sa Bible en deux volumes de grand format et lance une souscription avant même sa parution en 1454-1455. Tout au long du 15e siècle se succédèrent quatre-vingts éditions qui servirent de modèle à des éditions ultérieures. Ainsi, le statut du texte sacré se trouvait bouleversé puisqu’il devenait un objet commercial dont l’exclusivité échappait désormais à l’Église ; il devenait également objet d’étude pour les savants et humanistes de la Renaissance désireux de retrouver la pureté du texte originel ; en favorisant l’alphabétisation, l’imprimerie rendit aussi l’accès aux Écritures possible au plus grand nombre, favorisant certainement la diffusion de la Réforme. Le texte, celui de la Vulgate en latin, se présente sur deux colonnes de 42 lignes chacune, d’où l’appellation de « Bible à 42 lignes » ; il est divisé en chapitres, le caractère employé ressemble à celui des livres liturgiques, très pratique pour la lecture publique, lisible à un mètre de distance. Il est imprimé sur parchemin ; des espaces blancs avaient été laissés pour les lettrines qui furent enluminées à la main ensuite ; son aspect ressemble à s’y méprendre à celui d’un manuscrit. Les premiers acquéreurs avaient le choix entre l’exemplaire sur papier pesant 13,5 kg ou celui sur parchemin, beaucoup plus lourd, 22,5 kg.
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