L’écriture phénicienne

Photo (C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault
Sarcophage d’Eshmounazor, roi de Sidon
La plus longue inscription phénicienne retrouvée au Liban est gravée sur le couvercle du sarcophage du roi de Sidon, Eshmounazor. On la date du début du 5e siècle av. J.-C. et son écriture marque une nette évolution par rapport à l’alphabet phénicien archaïque.
Ce sarcophage, de forme anthropoïde et de style égyptien, a été retrouvé dans une nécropole de Sidon. Son couvercle porte la longue inscription funéraire du roi Eshmounazor de Sidon, mort semble-t-il assez jeune.
Outre la généalogie du roi et les habituelles malédictions contre d’éventuels violeurs de sépulture, l’inscription relate les hauts faits du règne : construction de nombreux temples aux divinités de Sidon et assistance, sans doute militaire et navale, au roi de Perse, qui a valu au roi de Sidon de recevoir en récompense les villes de Dor et de Jaffa ainsi que la plaine dans leur arrière-pays.
Il pourrait s’agir de l’appui apporté par Sidon à l’invasion de la Grèce par Xerxès, qui s’est achevée par la défaite de Salamine en 480.
Photo (C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault

Écriture phénicienne
© Bibliothèque nationale de France
© Bibliothèque nationale de France
L’invention de l’alphabet a représenté une véritable révolution dans l’histoire de l’écriture. C’est une écriture purement phonétique, c’est-à-dire dans laquelle chaque signe représente un son, alors que les écritures phonétiques antérieures, comme les syllabaires cunéiformes, ont toujours utilisé un certain nombre de signes non phonétiques (déterminatifs, classificateurs, indicateurs grammaticaux). L’alphabet est également un système entièrement abstrait, qui relève d’une convention : il n’y a pas de lien entre le sens du texte qui est écrit et sa réalisation graphique. De ce fait, un alphabet peut être utilisé ou adapté pour noter n’importe quelle langue. Enfin c’est un système simple, puisqu’il n’utilise en moyenne qu’une trentaine de signes : il est donc, au moins potentiellement, très démocratique car son apprentissage est à la portée de tous. Les civilisations alphabétiques ignorent le système des castes de scribes monopolisant le savoir et donc le pouvoir.
Les ancêtres de l’alphabet phénicien : les inscriptions protosinaïtiques et protocananéennes
Les premières traces de l’écriture alphabétique remontent au milieu du 2e millénaire avant J.-C. et se répartissent en deux ensembles : les inscriptions protosinaïtiques et protocananéennes. Découvertes au Proche-Orient elles témoignent d’une écriture alphabétique plus ancienne dont dérivent directement les écritures sud-arabiques et l’éthiopienne. Vers le 13e siècle av. J.-C., sous des traits cunéiformes, apparaît l’alphabet dit ougaritique. Mais c’est à l’alphabet phénicien, issu de ces premiers essais et tel qu’il est attesté vers l’an 1 000 av. J.-C, que revient le mérite d’avoir diffusé depuis la ville de Tyr ce système révolutionnaire, non seulement vers l’Ouest, la Grèce et Rome, mais aussi vers l’Asie centrale et l’Inde, devenant ainsi l’ancêtre de presque tous les alphabets qui notent les langues sémitiques, la plupart des langues dites indo-européennes et quelques autres, qui l’adaptèrent à leur usage.
Les inscriptions protosinaïtiques
Les inscriptions protosinaïtiques sont des graffitis retrouvés dans ou près de mines de turquoise exploitées par les pharaons du Moyen et du Nouvel Empire sur le site de Serabit el-Khadim dans la péninsule du Sinaï. Ces inscriptions utilisent une trentaine de signes de type pictographique proches des signes égyptiens. Si l’ensemble du déchiffrement n’est pas encore assuré, on s’accorde néanmoins sur la lecture de quelques séquences, particulièrement cinq lettres qui se lisent LB’LT et que l’on traduit « à la Dame », ou « à la Maîtresse ». Il s’agirait de dédicaces à la déesse phénicienne Hathor, « Dame de la turquoise » et patronne de ces mines, d’après les inscriptions égyptiennes du site. L’expression comprend la préposition L qui, dans les langues ouest-sémitiques, signifie « à », « pour », et le mot ba’alat, féminin de ba’al, qui signifie « Seigneur » et qui est le nom d’un des plus grands dieux du panthéon phénicien.
Cette lecture, et celle de quelques autres expressions, ne permet pas de comprendre tous les textes mais elle comporte quelques implications très importantes :
- l’écriture protosinaïtique est un alphabet qui ne note que les consonnes, comme plus tard le phénicien et encore maintenant l’hébreu et l’arabe. La langue qui est notée ici est une langue ouest-sémitique, du même groupe que le phénicien au 1er millénaire ;
- la forme des signes est importante pour saisir le processus d’invention de cette écriture. La lettre B représente schématiquement le plan d’une maison. Or, le nom de cette lettre en sémitique est beth (qui donnera bêta en grec) et beth signifie « maison » dans la plupart des langues sémitiques. De même, la lettre que l’on transcrit « ’ », et qui est une gutturale propre au sémitique, est représentée par un œil avec ou sans pupille : cette lettre s’appelle ayin, qui est le nom de l’œil en sémitique. Cela implique que l’alphabet a été inventé selon le principe acrophonique, en isolant les sons consonantiques et en les représentant chacun par le dessin d’un objet dont le nom commençait par ce son. L’analogie de forme avec certains signes égyptiens montre que l’invention s’est faite dans une région sous influence culturelle de l’Égypte.
Les inscriptions protocananéennes
D’autres inscriptions, beaucoup moins homogènes, ont été retrouvées de façon dispersée du Liban à la Palestine et sont appelées protocananéennes. Certaines pourraient être plus anciennes que les inscriptions protosinaïtiques mais elles ont en général une forme plus schématisée et on peut en partie suivre par elles l’évolution qui amènera à l’alphabet phénicien, bien attesté à Byblos dès les environs de l’an 1 000 av. J.-C.
Ce premier alphabet sémitique a eu dès le 2e millénaire un développement inattendu. À Ougarit, au nord de la côte syrienne, on a retrouvé des milliers de tablettes en écriture cunéiforme datant du 13e siècle. Si la plupart sont en langue et écriture babyloniennes, donc dans un système logo-syllabique, environ un quart d’entre elles sont écrites en langue locale dans une écriture alphabétique de trente signes : ici, le principe de l’écriture alphabétique inventé antérieurement a été adapté à la forme de l’écriture cunéiforme sur tablettes, car Ougarit connaissait une forte influence culturelle de la Mésopotamie.
C’est également à ce premier alphabet sémitique du 2e millénaire que se rattachent les plus anciennes écritures de la péninsule Arabique et leur prolongement, encore actuel, en Éthiopie. Des découvertes récentes ont montré que deux « ordres alphabétiques » différents étaient en usage au Levant dès le 2e millénaire. L’un sera utilisé par les Phéniciens, repris par les Grecs, et arrivera jusqu’à nous (b, g, d...). L’autre, également attesté au Levant au 13e siècle, ne connaîtra de postérité qu’en Arabie du sud (h, l, Ì, m...).

Statue du pharaon Osorkon Ier
Les plus anciennes inscriptions phéniciennes de quelque ampleur proviennent de Byblos, au Liban, où elles ont été gravées au nom de plusieurs rois successifs aux 10e et 9e siècles av. J.-C., comme celle du roi Eliba’al.
Cet objet est un témoin privilégié des relations qui ont été très intenses entre Byblos et l’Égypte, depuis le 3e millénaire. Le roi Eliba’al y proclame qu’il a fait faire cette statue pour l’offrir à sa déesse, la « Dame de Byblos », afin qu’elle « prolonge ses jours et ses années de règne sur Byblos.
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Christian Jean / Jean Schormans
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Christian Jean / Jean Schormans

Sarcophage d’Eshmounazor, roi de Sidon
La plus longue inscription phénicienne retrouvée au Liban est gravée sur le couvercle du sarcophage du roi de Sidon, Eshmounazor. On la date du début du 5e siècle av. J.-C. et son écriture marque une nette évolution par rapport à l’alphabet phénicien archaïque.
Ce sarcophage, de forme anthropoïde et de style égyptien, a été retrouvé dans une nécropole de Sidon. Son couvercle porte la longue inscription funéraire du roi Eshmounazor de Sidon, mort semble-t-il assez jeune.
Outre la généalogie du roi et les habituelles malédictions contre d’éventuels violeurs de sépulture, l’inscription relate les hauts faits du règne : construction de nombreux temples aux divinités de Sidon et assistance, sans doute militaire et navale, au roi de Perse, qui a valu au roi de Sidon de recevoir en récompense les villes de Dor et de Jaffa ainsi que la plaine dans leur arrière-pays.
Il pourrait s’agir de l’appui apporté par Sidon à l’invasion de la Grèce par Xerxès, qui s’est achevée par la défaite de Salamine en 480.
Photo (C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault
Photo (C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault
Tels sont les plus anciens témoignages que l’on connaisse de l’alphabet. Comme le système consonantique est étroitement lié à la structure des langues sémitiques dans lesquelles les consonnes sont plus porteuses du sens des mots que les voyelles, on peut supposer que l’invention a été faite par des Sémites. Ceux-ci auraient vécu, comme nous l’avons noté, dans une région sous forte influence égyptienne : ils pratiquaient couramment le bilinguisme et se trouvaient peut-être confrontés à la nécessité de noter des mots ou des noms propres étrangers à l’égyptien. On peut en tout cas tenir pour sûr que l’alphabet était un principe acquis au milieu du 2e millénaire. Le reste ne peut faire l’objet que de conjectures. Il est peu probable que l’invention soit à porter au crédit des mineurs du Sinaï, et la côte du Levant apparaît un milieu plus probable, car ses liens avec l’Égypte ont été constants. Mais le lieu même de cette découverte comme l’époque précise où elle a eu lieu, son ou ses auteurs, le processus intellectuel qui y a mené, ne se laissent pas appréhender.
L’alphabet phénicien : une révolution décisive
Issu de ces premiers essais, l’alphabet phénicien, vers l’an 1 000 av. J.-C. (sarcophage d’Ahiram à Byblos), comporte 22 lettres. Système phonétique, simple et démocratique, il ne note que les consonnes ; il est fondé sur le principe de l’acrophonie, qui se sert pour noter les sons consonantiques de la représentation simplifiée d’un objet dont le nom commençait par ce son. Ainsi, pour noter /b/, on utilise le signe symbolisant la maison, qui se dit beit, et l’on décide par convention que, toutes les fois que l’on rencontrera ce signe, il ne s’agira pas de « maison », mais seulement du premier son de ce mot.
Le principe de l’alphabet est désormais acquis avec sa graphie linéaire et ses signes schématiques.
Les Phéniciens furent les premiers qui osèrent fixer les sons de la parole par de grossiers caractères
Pour réciter son alphabet, on disait :

Alphabet phénicien
Un destin fabuleux
Le port phénicien de Byblos, grand carrefour commercial depuis le 4e millénaire av. J.-C., est relayé, après la fin du 3e millénaire, par la ville de Tyr : c’est de là qu’est diffusé l’alphabet phénicien.

Stèle en écriture phénicienne avec inscription dédicatoire et personnage de profil
L’alphabet phénicien s’est répandu en Méditerranée occidentale suite à l’expansion coloniale phénicienne. À Carthage et dans toute la zone qu’elle dominait, il a pris une forme beaucoup plus souple, influencée par l’écriture cursive à l’encre sur papyrus ou sur peau. C’est le punique.
Cette stèle à inscription punique a été retrouvée au milieu de milliers d’autres dans le tophet de Carthage, un sanctuaire à ciel ouvert. L’inscription est une dédicace à la déesse Tanit, « face de Baal », et au dieu Baal Hammon, en accomplissement d’un vœu. Dans le même lieu, on a retrouvé de nombreuses urnes contenant les cendres de très jeunes enfants. Cette stèle date probablement du 2e siècle av. J.-C., peu avant la destruction de Carthage par les Romains en 146.
© Bibliothèque nationale de France
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Les acquis de cette véritable révolution intellectuelle sont immenses. L’écriture phénicienne a donné naissance d’une part à l’alphabet grec, qui est lui-même à l’origine de l’alphabet cyrillique utilisé en Europe orientale et dans toute l’Asie russe, et, par l’étrusque, de l’alphabet latin, porté par les Européens de l’Ouest dans le monde entier. D’autre part, c’est du phénicien que vient l’alphabet araméen, qui est lui-même la source de l’alphabet hébreu, dit « carré », de l’alphabet arabe et des écritures de l’Inde.
L’invention des Sémites du Levant a connu un destin fabuleux sur toute la planète.
Provenance
Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).
Lien permanent
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