Un jeu de cartes vénitien

















Malgré les interdits, le jeu se pratique dans l’Europe du 18e siècle dans toutes les couches de la société, du tripot minable aux salons de Versailles ou au Ridotto de Venise. Aventurier de tous les plaisirs, Casanova n’a cessé de jouer et de s’en remettre au hasard avec un indéfectible optimisme. Beau joueur, le Vénitien ne se déplace pas sans plusieurs jeux de cartes et partout où il séjourne, il a vite fait de trouver ses comparses.
Mots-clés
Dinars (denari)
Le jeu est un élément naturel chez le Casanova, en dépit des interdits qui pèsent sur lui, notamment en France. S’il a une prédilection pour le pharaon et pour le biribi, on le voit pratiquer toutes sortes de jeux, tout au long des pages d’Histoire de ma vie : bassette, brelan, comète, ombre, martingale, passe-dix, piquet, trente-quarante…
« Après la comédie, je l’ai conduite [Christine] au casin, où elle fut étonnée voyant pour la première fois une banque de pharaon. Je n’avais pas assez d’argent pour jouer moi-même ; mais assez pour qu’elle pût s’amuser faisant un petit jeu. Je lui ai donné dix sequins lui disant ce qu’elle devait faire malgré qu’elle ne connût pas les cartes. On la fit asseoir, et en moins d’une heure elle se trouva maîtresse de presque cent. Je lui ai dit de quitter, et nous retournâmes à l’auberge. Quand elle compta tout l’argent qu’elle avait gagné, et qu’elle sut qu’il lui appartenait, elle crut que ce n’était qu’un rêve. »
Histoire de ma vie, I, p. 420-421.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Dinars (denari)
« Un jeune officier très aimable qui avait perdu quinze à vingt ducats jurait comme un grenadier parce que le banquier ramassait son argent, et quittait. Il avait beaucoup d’or devant lui, et il disait que le banquier devait l’avertir que c’était la dernière taille. Je lui ai poliment dit qu’il avait tort puisque le pharaon était le plus libre de tous les jeux, lui demandant en même temps pourquoi il ne faisait pas la banque lui même ayant autant d’or devant lui. Il me répond qu’il s’ennuierait, car tous ces messieurs pontaient trop mesquinement ; et il me dit en souriant que si cela m’amusait je pourrais moi-même faire une banque. Je demande à l’officier de garde s’il voulait s’intéresser d’un quart, et y ayant consenti, je me déclare que je ferai six tailles. Je demande des cartes neuves, je compte trois cents sequins, et l’officier écrit sur le derrière d’une carte : Bon pour cent sequins, O. Neilan, et la place sur mon or.
Le jeune officier tout content dit en plaisantant qu’il se pourrait que ma banque expirerait avant que je puisse arriver à la sixième. Je ne lui ai rien répondu.
À la quatrième taille ma banque était à l’agonie. le jeune homme triomphait. Je l’ai un peu étonné lui disant que j’étais enchanté de perdre, car quand il gagnait, je le trouvais plus aimable. Il y a des politesses qui portent gignon à la personne à laquelle on les fait. Mon compliment lui fit perdre la tête. À la cinquième, une marée de cartes contraires lui fit perdre tout ce qu’il gagnait ; et à la sixième il voulut forcer, et il perdit tout l’or qu’il avait devant lui. Il me demanda sa revanche pour le lendemain, et je lui ai répondu que je ne jouais que quand j’étais aux arrêts. »
Histoire de ma vie, I, p. 446-447.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Dinars (denari)
« 1750. Au commencement du carnaval, j’ai gagné un terno [sorte de loto] qui m’a valu trois mille ducats courants. La fortune me fit ce cadeau dans un moment où je n’en avais pas besoin. J’avais passé l’automne jouant tous les jours, mais faisant la banque. C’était à un petit casin d’associés, où aucun noble vénitien n’osait venir parce qu’un des associés était officier du duc de Montalegre ambassadeur d’Espagne. Les nobles gênent les particuliers dans un gouvernement aristocratique, où l’égalité n’existe qu’entre les membres du gouvernement. J’ai mis mille sequins dans les mains de M. de Bragadin ayant l’intention d’aller faire un voyage en France après les fêtes de l’Ascension. Dans cette idée, j’eus la force de passer le carnaval sans jamais risquer mon argent à ponter. Un patricien très honnête m’avait intéressé d’un quart dans sa banque, et le premier jour de carême nous nous trouvâmes vainqueurs d’une somme suffisante. » (Histoire de ma vie, I, p. 543.)
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Dinars (denari)
« Elle [la courtisane vénitienne Ancilla] s’était arrêtée avec son mari à Lyon pour son seul plaisir, et elle avait à ses pieds toute la belle et riche jeunesse de la ville qui allait le soir chez elle, et qui faisait tout ce qu’elle voulait pour lui plaire. Parties de plaisir le jour, grands soupers, et jeu de pharaon toute la nuit. Celui qui tenait la banque était nommé D. Guiseppe Marcati, qui était le même que j’avais connu à l’armée espagnole huit ans auparavant, qu’on nommait D. Pepe il cadetto, et qui quelques années après publia sous le nom d’Afflisio, et qui a si mal fini. Cette banque gagna en peu de jours trois cent mille francs. Dans un pays de cour une pareille somme n’aurait pas fait de bruit mais dans une ville de marchands elle donna l’alarme à tous les pères de famille, et la société italienne pensa à partir. »
Histoire de ma vie, I, p. 552-553.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Coupes (coppe)
« La baronne me dit que je pouvais lui présenter des amis si j’en avais, et ayant consulté Campioni j’y ai conduit Afflisio, le baron Vais, et Campioni même qui étant danseur n’eut besoin d’aucun titre. Afflisio joua, tint la banque et gagna, et Tramontini le présenta à sa femme, qui le présenta à son prince de Saxe Hildbourghausen. Ce fut là qu’Afflisio fit sa grande fortune qui finit si mal vingt-cinq ans après. Tramontini devenu son associé dans les grands parties de jeu qu’il lui fit faire fit facilement que sa femme engageât le duc à lui faire donner le rang de capitaine au service de L. M.I. R.A. [Leurs Majestés Impériales et Royales Autrichiennes]. Cela ne fut pas long, car trois semaines après, je l’ai vu moi-même en uniforme. Il était déjà maître de cent mille florins à mon départ de Vienne, l’impératrice aimait le jeu, et l’empereur aussi, mais non pas pour ponter. Il faisait tenir une banque. »
Histoire de ma vie, I, p. 645-646.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Coupes (coppe)
« Je me suis vite masqué, et je suis allé à l’Opéra. Je me suis assis à une banque de pharaon, j’ai joué ; et j’ai perdu tout mon argent. La fortune me fit voir qu’elle n’était pas toujours d’accord avec l’amour. Après ce mauvais exploit je suis allé ensevelir mon chagrin dans le sommeil. »
Histoire de ma vie, I, p. 690.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Coupes (coppe)
« D. Antoine Croce, Milanais, jeune homme que j’avais connu à Reggio, grand joueur, et correcteur déterminé de la mauvaise fortune, vint me voir dans le moment que de la Haye sortait. Il me dit que m’ayant vu perdre mon argent, il venait me proposer le moyen de me refaire, si je voulais me mettre de moitié avec lui dans une banque de pharaon qu’il ferait chez lui-même, où il aurait pour pontes sept ou huit riches étrangers qui faisaient tous cour à sa femme.
― Tu mettras, me dit-il, dans la banque trois cents sequins, et tu seras mon croupier. J’en ai trois cents ; mais ils ne suffisent pas, car les pontes sont forts. Viens aujourd’hui dîner chez moi, et tu les connaîtras tous. Nous pourrons jouer demain qu’étant vendredi il n’y a pas d’opéra. Sois sûr que nous gagnerons de très grosses sommes, car un Suédois nommé Gilenspetz peut à lui seul perdre vingt mille sequins.
Sûr que ce fameux capon n’avait pas jeté un dévolu sur moi, et certain qu’il avait le secret de gagner, je ne me suis pas trouvé assez scrupuleux pour lui refuser mon assistance en qualité d’adjudant et pour ne pas vouloir être de moitié dans son gain. »
Histoire de ma vie, I, p. 692-693.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Coupes (coppe)
« M. M. m’ayant demandé si je voulais jouer, et lui ayant répondu que non, elle me dit qu’elle me prenait de moitié ; et sans attendre ma réponse, elle tire une bourse, et elle met une carte sur un rouleau. Le banquier, ne bougeant plus que ses mains, mêle, puis taille et M. M. gagne sa carte et le reva au paroli. Le seigneur paye, puis prend un nouveau jeu de cartes, et se met à parler à l’oreille à sa dame voisine. [...] Elle ôte sa carte, et elle s’éloigne. Je ramasse l’or [...].
Je rejoins ma belle joueuse qui était entourée. Elle s’arrête devant la banque du seigneur Pierre Marcello, jeune et charmant aussi, qui avait à son côté Mme Venier, sœur du seigneur Momolo. Elle joue, et elle perd cinq rouleaux de suite. N’ayant plus d’argent, elle prend hors de ma poche où j’avais les quatre cents sequins, l’or à poignée, et en quatre ou cinq tailles, elle réduit la banque à l’agonie. Elle quitte et le noble banquier lui fait compliment de son bonheur. Après avoir empoché tout cet or, je lui donne mon bras et nous descendons pour aller souper. M’étant aperçu que quelques curieux nous suivaient, j’ai pris une gondole de trajet, que j’ai fait arriver où j’ai voulu. Par ce moyen on échappe à Venise à tous les curieux. »
Histoire de ma vie, I, p. 764-765.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Bâtons (bastoni)
« Dans le même temps, je suis allé en déroute au jeu. Jouant à la martingale, j’ai perdu de très grosses sommes ; j’ai vendu, excité par M. M. même, tous ses diamants, ne laissant entre ses mains que cinq cents sequins. Il n’y avait plus question d’évasion. Je jouais encore, mais à petit jeu taillant dans des casins contre des pauvres joueurs. J’attendais ainsi le retour de la fortune. »
Histoire de ma vie, I, p. 838.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Bâtons (bastoni)
« Hier au soir un jeune homme employé aux fermes, qu’une vieille friponne génoise a conduit à souper chez nous, après avoir perdu quarante louis aux petits paquets, jeta ses cartes au nez de l’hôtesse l’appelant voleuse. J’ai pris le flambeau, et je lui ai éteint la bougie sur la figure, au risque, à la vérité, de lui crever l’œil ; mais elle n’est pas allée dans l’œil. Il courut à son épée en élevant la voix, et si la Génoise ne l’eût pas pris à travers, un meurtre serait arrivé, car j’avais déjà dégainé la mienne. Le malheureux voyant au miroir son balafre se mit tellement en fureur qu’on ne put l’apaiser qu’en lui rendant son argent. Elles le lui rendirent malgré mon insistance ; car on ne pouvait lui rendre l’argent qu’en convenant de lui avoir triché. Cela fut la cause d’une dispute très aigre que j’ai eue avec la Lambertini après le départ du jeune homme. Elle me dit qu’il ne serait rien arrivé, et que nous tiendrions les quarante louis si je ne m’en étais pas mêlé ; que c’était à elle et non à moi qu’il avait insulté, et qu’ayant du sang-froid, ajouta la Génoise, nous l’aurions eu pour longtemps, tandis qu’actuellement, Dieu seul savait ce qu’il allait faire avec la tache que la bougie ardente lui avait laissé sur la figure. Ennuyé par l’infâme morale de ces coquines, et les ayant envoyées se faire......, ma chère hôtesse me dit que je n’étais qu’un gueux. »
Histoire de ma vie, II, p. 48-49.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Bâtons (bastoni)
« Après avoir dîné avec la princesse Galitzin, je suis allé me mettre en redingote, et je suis allé au café pour lire des gazettes. J’ai vu V. D. R. qui allant commencer une partie de billard me dit à l’oreille que je pouvais parier sur lui.
Cette marque d’amitié me fit plaisir. Je l’ai cru sûr de son fait, et j’ai commencé à parier ; mais à la troisième partie perdue, j’ai parié contre, sans qu’il s’en aperçut. Trois heures après il quitta, perdant trente ou quarante parties, et croyant que j’eusse toujours parié pour lui il me fit compliment de doléance. Je l’ai vu surpris quand, lui montant trente ou quarante ducats, je lui ai dit me moquant un peu de la confiance qu’il avait dans son propre jeu, que je les avais gagnés en pariant contre lui. Tout le billard se moqua de lui ; il n’entendait pas raillerie ; il fut fort ennuyé de mes plaisanteries ; il partit en colère. [...] Retournant chez Boaz, et ayant mon épée sous le bras, je me vois attaqué au plus beau clair de lune par V. D. R. Il se dit curieux de voir si mon épée piquait comme ma langue. Je tâche en vain de le calmer lui parlant raison, je diffère à dégainer, [...] je lui dis qu’il avait tort de prendre en si mauvaise part des badinages, je lui demande pardon, je lui offre de suspendre mon départ pour lui demander pardon au café. Point du tout, il veut me tuer, et pour me persuader à tirer mon épée il me donne un coup de plat. C’est le seul que j’ai reçu dans toute ma vie. »
Histoire de ma vie, II, p. 124.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Bâtons (bastoni)
« Le marquis arriva, et se montra bien aise de me trouver avec elle [M. M.] et il me proposa une partie de quinze. Je l’ai prié de me dispenser, et madame dit en riant que poursuivant à éternuer ainsi il m’était réellement impossible de jouer. Nous descendîmes à dîner, et je me suis facilement laissé engager à leur faire la banque étant aussi piqué de la perte de la veille.
Je la leur ai faite, comme toujours, de cinq cents louis, et vers les sept heures j’ai annoncé à toute la compagnie la dernière taille malgré que ma banque s’était diminuée de deux tiers. Mais le marquis et deux autres forts joueurs, s’étant mis à l’entreprise de me faire sauter, la fortune me favorisa si fort qu’à la fin je me suis trouvé refait et vainqueur de deux ou trois cents louis. Je suis parti promettant à la compagnie de faire la même banque le lendemain. Toutes les dames avaient gagné parce que Desarmoises avait ordre de ne jamais corriger leur jeu tant qu’il ne le verrait pas gros. » (Histoire de ma vie, II, p. 461.)
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Épées (spade)
« Sa maîtresse me bouda pendant tout le dîner ; mais elle s’adoucit, quand je me suis laissé engager par elle à faire la banque ; mais voyant qu’elle jouait gros jeu, je ne l’ai pas laissé faire ; après s’être vue corrigée deux ou trois fois, elle alla se retirer dans sa chambre ; mais son ami gagnait, et je perdais lorsque le silencieux duc de Rosburi arriva de Genève avec Schmit, son gouverneur, et deux autres Anglais. Il vint à la banque ne disant pas autre chose que oudioudouser, et il joua, excitant ses deux amis à faire la même chose. Après la taille, voyant ma banque à l’agonie, j’ai envoyé Le-duc à ma chambre pour qu’il m’apporte ma casette, d’où j’ai tiré cinq rouleaux de cent louis. Le marquis de Prié me dit froidement qu’il était de moitié avec moi, et je l’ai avec la même froideur prié de me dispenser d’accepter son offre. Il poursuivit à ponter sans s’être offensé de mon refus, et quand j’ai mis bas les cartes pour finir il se trouva en gain de presque deux cents louis ; mais la plupart des autres ayant perdu, et principalement un des deux Anglais, je me suis trouvé avec plus de mille louis. » (Histoire de ma vie, II, p. 454.)
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Épées (spade)
« ― Je suis enchantée, caro D. Giacomo, d’apprendre que tu m’aimes, mais ne restant à Naples que peu de jours, tu m’oublieras facilement.
― Que maudit soit le jeu, car nous passerions ensemble des soirées charmantes.
― Le duc m’a dit que tu as perdu fort noblement mille ducats. Tu es donc malheureux ?
― Pas toujours, mais quand je joue dans le jour même que je suis devenu amoureux, je suis sûr de perdre.
― Tu gagneras ce soir.
― C’est le jour de la déclaration, je perdrai encore.
― Ne joue donc pas.
― On dirait que j’ai peur de perdre, ou que je n’ai pas d’argent.
― J’espère donc que tu gagneras, et que tu m’en donneras la nouvelle chez moi demain matin. » (Histoire de ma vie, II, p. 627-628.)
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Épées (spade)
« Je fus dans ma vie très sensible à la perte, mais toujours assez fort pour en dissimuler le chagrin ; ma gaité naturelle devenait double précisément parce qu’elle était forcée par l’art. Cela me gagna toujours le suffrage de toute la compagnie, et me rendit plus faciles les ressources. J’ai soupé avec un excellent appêtit, et mon esprit en effervescence inventa tant de choses à faire rire que je suis parvenu à dissiper toute la tristesse du duc de Matalone qui était au désespoir d’avoir gagné une si grosse somme à un étranger qu’il logeait, et qu’on pouvait croire qu’il ne l’eût accueilli que pour lui gagner son argent. Il était noble, magnifique, riche, généreux et honnête homme. »
Histoire de ma vie, II, p. 628.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Épées (spade)
« Je suis allé me loger à Turin dans une maison particulière, où logeait l’abbé de Gama, qui m’attendait. [...] Après avoir tout réglé avec l’hôtesse pour ce qui regardait ma table, je suis allé au café, où la première personne que j’ai vue fut le prétendu marquis des Armoises que j’avais connu à Aix en Savoye. La première chose qu’il me dit fut que les jeux de hasard étaient défendus, et que les dames que j’avais connues à Aix seraient sans doute enchantées de me revoir. Pour ce qui le regardait, il me dit qu’il vivait du jeu de trictrac, malgré qu’il n’eût pas le dé heureux, car la force de la science à ce jeu-là avait plus d’influence que la fortune contraire. J’entendais fort bien qu’à fortune égale celui qui avait plus de science devait gagner, mais je ne comprenais pas la possibilité du contraire. » (Histoire de ma vie, II, p. 667.)
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Épées (spade)
« Cet officier se nommait d’Entragues, était bel homme, quoique maigre, et ne manquait ni d’esprit ni d’usage du beau monde.
Il y avait deux jours que nous n’avions pas joué, quand après dîner, il vint me demander si je voulais qu’il me donnât une revanche.
― Je ne m’en soucie pas, lui dis-je, car nous ne sommes pas des joueurs à l’unisson. Je joue pour mon plaisir, parce que le jeu m’amuse, tandis que vous jouez pour gagner.
― Comment cela ? Vous m’offensez.
― Ce n’est pas mon intention ; mais à chaque fois que nous nous sommes entrepris, vous m’avez abandonné au bout d’une heure.
― Vous devez m’en savoir gré, car n’étant pas de ma force, vous perdriez nécessairement beaucoup.
― Cela se peut mais je n’en crois rien.
― Je puis vous le prouver.
― J’accepte ; mais le premier qui quittera la partie perdra cinquante louis.
[...] Il était trois heures lorsque nous nous mîmes à jouer, et à neuf heures, d’Entragues me dit que nous pouvions aller souper.
― Je n’ai pas faim, mais vous êtes le maître de vous lever, si vous voulez que je mette les cent louis dans ma poche.
Il se mit à rire et continua de jouer. [...] Tous les spectateurs allèrent souper et revinrent nous tenir compagnie jusqu’à minuit. [...] À six heures du matin les buveurs et les buveuses d’eau commencèrent à circuler et tous nous félicitaient de notre constance, et nous, nous avions l’air de bouder. [...] À neuf heures la belle Saxe arriva, et peu d’instants après Mme d’Urfé avec M. de Schaumbourg. Ces dames d’un commun accord nous conseillèrent de prendre une tasse de chocolat. D’Entragues y consentit le premier, et me croyant à bout, il se prit à dire :
― Convenons que le premier qui demandera à manger, qui s’absentera pour plus d’un quart d’heure ou qui s’endormira sur sa chaise aura perdu sa gageure.
― Je vous prends au mot, m’écriai-je, et j’adhère à toute autre condition aggravante qu’il vous plaira de proposer.
[...] À midi on nous appelle pour dîner, mais nous répondons ensemble que nous n’avons pas faim. Sur les quatre heures nous nous laissâmes persuader de prendre un bouillon. Quand vint l’heure du souper, tout le monde commença à trouver que l’affaire était sérieuse, et Mme de Saxe nous proposa de partager le pari. [...] Pour moi, j’étais sensible à la perte, mais bien peu comparativement au point d’honneur. J’avais l’air frais tandis qu’il avait l’air d’un cadavre déterré, sa maigreur prêtant beaucoup à cette fantasmagorie. [...] j’étais décidé à vaincre ou à ne céder la victoire à mon antagoniste qu’au moment où je tomberais mort.
La société avant souper ne revint pas ; on nous laissa vider notre différent tête à tête. Nous jouâmes toute la nuit, et j’observais la figure de mon adversaire autant que son jeu. À mesure que je la voyais se décomposer, il faisait des écoles ; il brouillait ses cartes, il comptait mal et écartait souvent de travers. [...] À neuf heures, Mme de Saxe arriva ; son amant était en perte. [...] On nous fit servir un bouillon, mais d’Entragues qui était au dernier période de faiblesse, éprouva un si grand malaise dès qu’il l’eût avalé que, chancelant sur sa chaise et tout couvert de sueur, il s’évanouit. On se hâta de l’emporter. [...]
D’Entragues ne sortit que le lendemain. Je m’attendais à quelque querelle, mais la nuit porte conseil, et je me trompai. Dès qu’il me vit, il vint à moi, m’embrassa et me dit :
― J’ai accepté un pari fou mais vous m’avez donné une leçon dont je me souviendrai toute ma vie, et je vous en suis reconnaissant. »
Histoire de ma vie, I, p. 755-757.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France , 2011