Molière, ou la réussite absolue

Bibliothèque nationale de France
Portrait de Molière, d'après un dessin de Mignard
L’héritage de Molière est immense. Auteur français le plus souvent joué sur la scène mondiale, artistes, comédiens et metteurs en scène n’ont cessé de remettre sur le métier son théâtre, et le public goute depuis quatre siècles des pièces qui n’ont pas pris une ride, s’adaptant aux contextes historiques et locaux avec brio. S’il y a un art « caméléonesque » de Molière, si la figure de l’auteur a longtemps fait l’objet d’interprétations abusives, on ne lui fait pas dire ce que l’on veut pour autant. La force critique portée par son théâtre contre les extrémismes, confinant à l’effroi autant qu’au ridicule, son identification des types humains, des situations, font de Molière un auteur que l’on adapte à chaque époque sans risque de détourner son message d’une clarté vibrante dans ses diverses interprétations.
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Acteur comique de génie, Molière connaît une célébrité extraordinaire grâce à un jeu scénique inspiré de la commedia dell’arte, qui relègue aux oubliettes ce qu’on avait l’habitude de voir sur les scènes françaises. Entrepreneur de spectacles hors pair, il parvient à imposer sa troupe dans un milieu fermé à la concurrence, puis à lui créer une réputation qui en fait le divertissement le plus convoité de Paris.
Fils d’un prestataire de services évoluant dans l’orbite de la cour (le tapissier Jean Poquelin), il parvient à s’imposer comme une figure de premier plan du royaume, affichant sa proximité avec Louis XIV, et à accumuler en quelques années une fortune impressionnante.

Nicolas Mignard, Molière dans le rôle de César pour La Mort de Pompée de Pierre Corneille, 1658
C’est à Avignon, dans l’atelier de Nicolas Mignard, possesseur de l’un des deux jeux de paume de la ville équipés pour le théâtre, que ce premier portrait peint de Molière a été réalisé. Mignard entreprit de peindre le jeune Molière qui jouait les héros de tragédie, les amoureux de comédie et commençait à s’essayer aux valets fourbes à l’italienne. Mais pour un portrait de prestige, il convenait de poser en acteur tragique et Molière choisit César, sa troupe ayant alors La Mort de Pompée de Corneille à son répertoire. Molière est donc ici représenté dans un costume de scène « à la romaine ».
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© Collection Comédie-Française
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Et surtout, ce comédien qui a réussi comme aucun autre avant lui s’affirme, au cours de la décennie de 1660, comme un auteur de pièces de théâtre, lesquelles, après avoir passé pour des pochades (Les Précieuses ridicules, 1659), sont bientôt reconnues comme des œuvres d’une audace inouïe (L’École des femmes), puis comme des chefs d’œuvre de l’art dramatique qui en font l’équivalent des plus hautes réalisations de l’Antiquité (Molière sera rapidement qualifié de Térence français). À cela s’ajoute une réputation bientôt acquise de « bel esprit » (autrement dit, d’intellectuel à la mode), capable de réaliser une traduction (disparue) du De natura rerum du poète latin Lucrèce, aussi bien qu’un poème de 366 alexandrins sur la fresque qui orne la coupole du Val-de-Grâce à Paris (La Gloire du Val-de-Grâce, 1668). Enfin, dès sa mort, survenue inopinément en 1673 à l’issue d’une représentation du Malade imaginaire, ce prodige de son temps est reconnu comme un des auteurs majeurs de l’époque moderne, et se voit accorder un statut de « classique », qui ne sera jamais plus remis en cause.
Un sens inné de l’entreprise et de l’innovation
Cette réussite exceptionnelle, unique dans l’histoire du théâtre européen par son étendue et sa diversité, se fonde sur des qualités qui se sont progressivement révélées au long d’un parcours étonnant. Dès l’âge de vingt ans, Molière se lance dans la carrière théâtrale et se trouve bientôt à la tête de la troupe parisienne de L’Illustre Théâtre, qui l’a accueilli. À la suite d’investissements hasardeux, l’entreprise se termine par la faillite, mais le succès n’en est pas moins rapidement au rendez-vous : quittant Paris, Molière et ses camarades s’affirment comme la troupe itinérante la plus réputée de France et sont amenés à jouer dans les lieux les plus prestigieux du royaume. Cette réputation flatteuse permet aux comédiens d’obtenir la protection du frère du roi, par l’entremise duquel ils se voient attribuer un établissement fixe à Paris en 1658. Dès lors, Molière ne quittera plus la capitale, où le succès de sa troupe ira grandissant, au grand dam des concurrents.

Le Palais-Royal vers 1660
La troupe de Molière, installée dans le théâtre du Palais, le partage à partir de 1662 avec les Comédiens Italiens. Inoccupée depuis 1647, la salle est vétuste et nécessite des réparations d’urgence. Il n'en reste aujourd’hui aucune trace car celle-ci, occupée à partir de 1673 par l’Opéra, brûla entièrement en 1763. Le théâtre se trouve sur la partie droite du bâtiment, à la place de l’actuel Conseil d’État.
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Après quelques mois déjà, il propose une pièce qui ne ressemble à rien de ce qu’on était accoutumé à voir dans les théâtres de la capitale : à la manière de nos humoristes actuels, Les Précieuses ridicules parodient, en les déformant, les pratiques sociales et l’univers de référence du public. La vie d’un salon est représentée de manière caricaturale, en prétextant de mauvaises imitatrices, pour le plus grand amusement des spectateurs, séduits par cette version cocasse de leurs propres usages. Les Fâcheux (1661) exploitent à fond le filon : Molière devient le spécialiste du « portrait » de ses contemporains. Mais il ne se contente pas de jouer sur des effets de ressemblance de mœurs. L’École des maris, puis L’École des femmes, transposent les mêmes procédés sur le terrain des valeurs : la délicate question de la condition féminine fait l’objet d’un traitement grotesque appelant la réaction amusée et scandalisée du public. Dès ce moment, la provocation est au cœur de la création moliéresque : Le Tartuffe s’aventure à montrer la foi religieuse sous un jour peu reluisant, Amphitryon fait de la sexualité un sujet de théâtre, L’Avare s’amuse à dévoiler le rôle nouveau de l’argent dans la société louisquatorzienne, L’Amour médecin dénonce, au travers de l’exemple de la médecine, l’omnipotence des discours d’autorité savante. À chaque fois sont mises en œuvre des stratégies de publicité qui témoignent d’un sens aigu de l’événement théâtral, ainsi que le révèle en particulier la fausse querelle créée autour de L’École des femmes.

Charles Courtry d’après Jacques Leman, frontispice pour Les Précieuses ridicules, de Molière, 1883
Les Précieuses ridicules ont fait de Molière l’auteur comique à la mode. A défaut de trouver un sujet de grande pièce susceptible de surprendre Paris, il composa une petite farce hors des sentiers battus. Il avait eu l’idée géniale de transposer au théâtre des textes dus à un spécialiste de parodie littéraire. Mettant en scène deux valets déguisés en aristocrates snobs – dont lui-même en un éblouissant « marquis de Mascarille » –, Molière les fit agir conformément aux Lois de la galanterie de Charles Sorel, lois parodiques auxquelles devaient se soumettre en matière d’habits, de comportements, de discours et de langage, quiconque entendait être compté parmi la fine fleur de l’aristocratie mondaine de Paris, qu’on qualifiait alors de « galante ». Ces valets galants étaient confrontés à deux jeunes filles folles – inspirées d’une comédie à succès souvent jouée par sa troupe, Les Visionnaires de Desmarets – qui se rêvaient en dames galantes tenant salon.
Sorel avait suggéré l’existence d’un monde féminin « précieux », fait de raffinement excessif en tout, dans les habits, la démarche, les idées, le langage : il évoquait même une « institution précieuse » et un « jargon » précieux nécessitant un dictionnaire bilingue pour être compris. Comme ce langage était aussi dépourvu de réalité que la prétendue « institution précieuse », Molière eut l’idée de l’inventer en exagérant et en prolongeant certains tics langagiers « galants » dont s’était amusé le même Sorel dans ses Lois de la galanterie.
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La voie musicale
En parallèle, Molière, dès le début des années 1660, s’attache à entremêler ses spectacles de séquences chantées et dansées. Entre 1661 (Les Fâcheux) et 1673 (Le Malade imaginaire), il tentera plusieurs formules différentes, en collaboration étroite avec Jean-Baptiste Lully, puis avec Marc-Antoine Charpentier : insertion d’intermèdes plus ou moins liés à l’intrigue théâtrale, imbrication jusqu’à la fusion (Le Bourgeois gentilhomme), avec des niveaux de réalisation différents, du petit divertissement de Carnaval (L’Amour médecin) au grand spectacle destiné à concurrencer l’opéra naissant (Psyché), et selon des formules chorégraphiques elles-mêmes diverses en fonction des variétés du ballet de cour. Le tropisme musical de Molière l’amènera non seulement à renouveler continuellement les formes dramaturgiques de ses spectacles, mais il permettra également à ceux-ci d’accéder au statut de divertissement princier.

Jean-Baptiste de Lully, Secrétaire du Roy et Sur-intendant de la Musique de sa Majesté
En 1664, Molière conçoit en quelques semaines la mascarade du Mariage forcé, en collaborant à nouveau avec Beauchamps et pour la première fois avec Lully. Mieux que dans Les Fâcheux, des séquences dansées et chantées sont intégrées aux scènes de la comédie, avec en final un charivari dansé. Le roi, Beauchamps, Lully, plusieurs grands seigneurs et Molière en Sganarelle dansent, de même que Madeleine Béjart et Catherine De Brie, comédiennes de Molière. La faveur royale dont jouit ensuite Molière en fait le dramaturge favori chargé de distraire, souvent de faire rire, la cour et le souverain lors des fêtes somptueuses organisées dans les châteaux royaux. Sa réactivité aux commandes royales, sa connivence avec Lully et Beauchamps, répondent absolument aux attentes du souverain : les comédies-ballets incarnent le spectacle total voulu par Louis XIV.
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Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, pastorale en trois actes de Lully sur un livret de Molière et Philippe Quinault, gravure de Jean Lepautre, 1672
Ce spectacle, créé dans l'urgence, va amener Lully et Philippe Quinault à rassembler les meilleurs passages des comédies-ballets créées avec Molière : le prologue reprend le divertissement de l’acte V du Bourgeois gentilhomme ; l’acte I est le divertissement des Amants magnifiques ; l’acte II est la Pastorale comique ; l’acte III est le ballet de la Fête de Versailles de 1668 et le divertissement de l’acte III de George Dandin.
La première représentation eut lieu en novembre 1672 pour l’inauguration de la nouvelle Académie royale de musique, pour laquelle Lully avait reçu le privilège en mars de la même année, dans la salle du Jeu de Paume de Béquet, ou de Bel-Air, rue de Vaugirard, avec des décors de Jean Berain, des effets de machines de Carlo Vigarani et des ballets de Desbrosses. Elle fut ensuite reprise à Versailles le 28 juillet 1674, dans le cadre des Divertissements de Versailles.
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Auteur… mais mondain
Tout au long de ces années folles d’entreprise théâtrale, Molière ne déroge pas à l’usage de son temps qui veut qu’on imprime le texte des pièces de théâtre à la suite de leur représentation. Lui, le comédien, l’homme de la scène, va rejoindre la confrérie de « Messieurs les auteurs » à l’occasion des Précieuses ridicules en 1659. Durant les quinze ans qui suivront, il confiera aux presses des comédies en vers et en cinq actes, mais aussi, contrairement à l’usage, de petites pièces en prose. Il négligera toutefois de faire publier plusieurs pièces (parmi lesquelles Don Juan et L’Impromptu de Versailles), qui paraîtront dans des éditions posthumes. Les contemporains n’en reconnaîtront pas moins dans ce drôle d’auteur un homme de lettres d’un genre nouveau : totalement indifférent aux principes de poétique, mais prompt à séduire par la vivacité d’esprit et l’humour, virtuose de la versification en alexandrins, mais avide d’explorer les vertus du vers mêlés et de la prose rythmée, continuellement inventif, sans jamais perdre de vue pour autant les attentes de son public : un parfait modèle d’auteur mondain.
Un libre penseur
Mais cet amuseur public converti en auteur ne se contente pas de plaire et de briller. Si ses pièces ont tant séduit ses contemporains et la postérité, c’est aussi qu’elles se distinguaient par un contenu de pensée qui les inscrivait, sur le mode comique, au cœur des réflexions philosophiques de leur temps. Face à l’incertitude du savoir, face à la fragilité de l’expérience sensible, face à la complexité des relations humaines, les personnages des comédies de Molière adoptent des attitudes contrastées. Y sont condamnés les « opiniâtres », c’est-à-dire ceux qui sont aveuglés par leurs convictions, fondées sur les croyances (foi religieuse, pouvoir de la science, médecine en particulier). Leur sont opposés ceux qui cultivent la modération sceptique. Sur ces points, les comédies reflètent le mode de pensée dominant dans leur public. Mais, en plusieurs occurrences, Molière fait preuve d’une audace qui le range parmi les libres penseurs de son époque : les idées glissées ici ou là sur l’âme humaine, la mort, la divinité s’inscrivent dans le droit fil de la doctrine épicurienne.

Les Métiers : La Saignée
Une jeune femme assise s'adresse au chirurgien qui lui enlève le garrot qui servait à la saignée et retire le linge qui la protégeait. Les vers placés sous la composition reproduisent ses paroles pleines de sous-entendus : elle l'encourage et en redemande, mais son regard paraît un peu moins assuré que ses propos. La réplique du chirurgien manque mais son attitude est quelque peu goguenarde. Comme toujours chez Bosse, rien n'est laissé au hasard, et chaque élément a un rôle précis qui reste parfois à décrypter. Les animaux conduisent le regard vers la fenêtre ouverte et l'agitation de la ville ; avec le chirurgien n'est-ce pas le monde de la rue qui pénètre dans le foyer et le menace ? Servante, chien et chat, chirurgien et malade, serviteur et enfant s'enchaînent comme les répliques d'une saynète, et chacun enrichit l'histoire et la rend plus attrayante. De même, quel est le rôle des portraits ? Ne sont-ce pas ceux du maître et de la maîtresse de maison ? Par leur place, ils répondent au groupe principal du chirurgien et de l'épouse ; semblant prendre à partie le spectateur, ils animent la scène ; Bosse leur donne un rôle important, d'autant qu'il place sur chacun la date de 1632, qui est sans doute celle de l'exécution de la gravure.
Cette gravure montre une scène relativement fréquente à cette époque où la médecine était simple. Pourquoi l’artiste ne l’aurait-il pas vécue ? Sur le mur du fond de la chambre, dans la semi-obscurité convenable au sujet et à la faiblesse de la patiente, Bosse a disposé deux portraits feints qui se font pendant. Ce sont à n’en pas douter les portraits du maître et de la maîtresse de maison, représentés en buste. La date de 1632 apparaît assez clairement, malgré la pénombre, sur chacun d’eux (sur les bonnes épreuves), accompagnée de l’âge des modèles en chiffres romains : 30 ans pour l’homme, 23 pour la femme. Cette précision inhabituelle provoque la réflexion et l’on se demande logiquement s’il ne s’agirait pas des portraits de Bosse et de son épouse. Si Bosse était né en 1604, cela n’aurait aucun sens ; mais, s’il était né en 1602, comme on l’a cru longtemps, cela en aurait un. Lors de son enterrement au cimetière protestant des Saints-Pères, le 15 février 1676, Abraham Bosse est déclaré âgé de soixante-quatorze ans ou environ par deux de ses gendres. On pouvait légitimement inférer de cet acte publié par Herluison qu’il était né en 1602, et c’est la date qu’ont reprise tous les biographes de Bosse. Cependant, la découverte récente (1993) du contrat d’apprentissage de l’artiste avec Melchior Tavernier est venue jeter le trouble dans cette unanimité. En effet, l’apprenti est alors déclaré par sa mère âgé de seize ans ou environ, alors qu’on est le 16 juillet 1620. Ne voyant aucune raison de douter de cette information qui, plus près de l’origine que la précédente, émanait en outre des principaux intéressés, la toute petite communauté scientifique intéressée par le sujet ne s’est pas fait scrupule de changer la date de naissance du graveur de 1602 en 1604.
Il faut donc savoir quel âge pouvait avoir la femme de l’artiste, Catherine Sarrabat, en 1632, c’est-à-dire l’année même de leur mariage, qui eut lieu le 9 mai à Tours. On ignore sa date de naissance exacte mais, si l’on en croit le témoignage de son mari et de son frère, elle était âgée de 58 ans ou environ au jour de son décès, le 5 septembre 1668. Cela signifie qu’elle était née en 1609 ou 1610, et donc qu’elle avait 22 ou 23 ans en 1632. Il y a donc lieu de penser qu’il s’agit bien, sur l’estampe de La Saignée, des portraits, ou au moins des figures, d’Abraham Bosse et de son épouse ; c’est même la seule hypothèse vraisemblable. On se trouve donc contraint de revenir à la date de 1602 pour la naissance de l’artiste. En revanche on ne comprend pas, pour l’instant, l’intérêt qu’il y avait à le rajeunir de deux ans au moment de son contrat d’apprentissage, dont la lecture est incontestable.
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Statue de Molière au Théâtre Français (Comédie-française)
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Provenance
Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition Molière, le jeu du vrai et du faux, présentée à la BnF du 27 septembre 2022 au 15 janvier 2023.
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