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Carmen

Mérimée, 1845
Emma Calvé, soprano, dans le rôle titre de Carmen
Emma Calvé, soprano, dans le rôle titre de Carmen

Bibliothèque nationale de France

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La nouvelle Carmen de Mérimée paraît d'abord en 1845 dans la Revue des Deux Mondes. Avec ce personnage,  l'écrivain et archéologue crée l'archétype de la femme fatale  tout en livrant un regard ethnologique sur les Bohémiens d'Andalousie. La passion romantique qui enchaîne Don José à la jeune gitane a donné naissance à un véritable mythe littéraire qui inspire encore de nombreux artistes.

Je ne veux pas être tourmentée ni surtout commandée. Ce que je veux, c'est être libre et faire ce qui me plaît.

Prosper Mérimée, Carmen, 1845

Cette nouvelle de Prosper Mérimée traite de l'amour tragique et de la jalousie amoureuse, mettant en scène les personnages de Carmen et de Don José, dont l'amour passionné pour la belle bohémienne le pousse finalement à la tuer. Figure archétypale de la passion romantique, Carmen incarne en priorité deux valeurs : elle est une grande figure de femme fatale et un symbole de liberté. L'amour ambigu et dévastateur qu’elle porte à Don José, l'attache profondément à son amant.

Mais au-dessus de l'amour, Carmen place la liberté, celle des nomades, qu'elle défend coûte que coûte. Carmen croit au destin : tout est écrit d'avance, on ne peut lutter ni contre l'amour, ni contre la mort. On peut voir en Carmen une figure de la transgression non seulement parce que sa beauté échappe aux codes mais parce que sa nature rebelle ébranle les frontières entre humanité et animalité, rendant caduques les lois sociales.

L'incarnation de la passion romantique

L’histoire de Carmen est certainement l’une des plus connues de la littérature française. Peu d’œuvres ont donné lieu à tant d’adaptations lyriques, théâtrales, cinématographiques  dont la plus célèbre est l’opéra de Georges Bizet (1875). Il s’agit d’ailleurs moins d’adaptations que de véritables créations proposant de nouvelles interprétations de l’œuvre de Prosper Mérimée. Quelle est donc la particularité de ce texte fondateur qui a inspiré des générations d’artistes ?

Célestine Galli-Marié (1840-1893) dans le rôle de Carmen
Célestine Galli-Marié (1840-1893) dans le rôle de Carmen |

Bibliothèque nationale de France

Carmen est souvent perçue comme l’archétype de la passion romantique. L’intrigue peut en effet se résumer ainsi : Don José, garde à la manufacture de Séville, tombe amoureux de la provocante bohémienne Carmen, pour laquelle il quitte l’armée et devient un bandit. Follement épris de la jeune femme et extrêmement jaloux des hommes qui l’entourent, il envisage de partir avec elle pour l’Amérique.

Et puis, malgré moi, je sentais la fleur de cassie qu'elle m'avait jetée et qui, sèche, gardait toujours sa bonne odeur...
S'il y a des sorcières, cette fille-là en était une !

Prosper Mérimée, Carmen, 1845

Devant le refus de Carmen et la crainte d’une nouvelle infidélité, il la tue de deux coups de couteau. Cette histoire de passion, de violence et de jalousie exacerbée, qui est aussi un hymne à la liberté, est celle qu’a retenue Bizet pour son célèbre opéra, sur un livret d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy. L’œuvre littéraire se révèle cependant bien plus complexe.

Une nouvelle « ethnologique »

Mérimée, comme beaucoup d’auteurs de son époque, a recours au procédé de la mise en abyme, du récit enchâssé dans le récit, pour écrire sa nouvelle. Celle-ci s’ouvre sur le voyage du narrateur, un savant archéologue à la recherche de l’emplacement de Munda, ville d’Andalousie où Jules César a conduit une importante bataille. Sur sa route, il rencontre au bord d’une source le brigand Don José dont il protège la fuite. À Cordoue, la situation est inversée et c’est le bandit qui sauve le narrateur d’un piège tendu par une jolie gitane, Carmen. Quelques mois plus tard, le narrateur retrouve Don José, qui a été arrêté et attend son exécution. Ce dernier lui raconte alors son histoire. Puis, en guise de conclusion, l’œuvre se termine par un essai érudit sur l’ethnie à laquelle appartient Carmen : celle des Bohémiens.

Carmen, opéra de Georges Bizet
Carmen, opéra de Georges Bizet |

Bibliothèque nationale de France

L’intérêt du narrateur pour l’Histoire et l’archéologie, qui ouvre le récit et le clôt, contribue à inscrire explicitement Carmen dans le genre de la nouvelle ethnologique. Mérimée, qui connaît bien l’Espagne pour y avoir séjourné à plusieurs reprises, entend faire découvrir aux lecteurs des paysages, des costumes, des idiomes mais surtout des mœurs et des coutumes. En ce sens, il n’est pas opposé à une certaine couleur locale, à condition que ce terme renvoie à l’étude des mentalités et non aux décors pittoresques chers aux romantiques.

Une structure par « étagement de plans »

Nouvelle ethnologique, le récit met en scène l’affrontement de plusieurs cultures dont les personnages principaux sont les représentants. La structure de Carmen procède en fait par « étagement de plans », pour reprendre la formule de Michel Crouzet.

Au premier plan se trouve le narrateur, voyageur étranger, figure de la civilisation moderne qui découvre avec violence l’exotisme et se trouve mêlé à une aventure où s’affrontent des cultures différentes de la sienne. Au plan médian évolue Don José, partagé entre des tentations contraires, qui a appartenu au monde civilisé mais vit au contact du monde archaïque de Carmen et entretient avec lui des relations ambivalentes d’attraction et de répulsion. Enfin, à l’horizon du récit, dans les lointains, apparaît le personnage sauvage, inquiétant, énigmatique de Carmen dont il n’est pas certain qu’elle aime, sinon l’espace d’un instant, Don José.

- Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle ; c'est écrit, mais tu ne me feras pas céder.

Prosper Mérimée, Carmen, 1845

La tension à l’œuvre n’est pas simplement duelle. Elle ne se résume pas à un affrontement entre Don José et Carmen mais met en présence au moins trois univers : le monde civilisé du narrateur, ce « on » auquel appartient un temps Don José lorsqu’il est soldat et vers lequel il s’efforce de revenir en envisageant de fuir en Amérique ; le « nous » par lequel Don José se distingue en tant que Navarrais, la Navarre s’opposant au reste de l’Espagne par sa situation de carrefour culturel ; enfin, le « nous » des Bohémiens qui obéissent à l’ancienne « loi d’Egypte » de leurs ancêtres et dont les mœurs rappellent la sauvagerie. Carmen est à plusieurs reprises comparée à un animal de proie qui pourrait tuer Don José à la moindre trahison. Or, c’est précisément ce qu’il fait en lui proposant d’abandonner son monde pour la civilisation que représente l’Amérique. Carmen prépare alors son châtiment et choisit de se laisser tuer car elle sait que sa mort entraînera nécessairement celle de son amant.

Carmen
Carmen |

Bibliothèque nationale de France

C'était une beauté étrange et sauvage , une figure qui étonnait d'abord, mais qu'on ne pouvait oublier. Ses yeux surtout avaient une expression à la fois voluptueuse et farouche que je n'ai trouvée depuis à aucun regard humain.

Prosper Mérimée, Carmen, 1845

La sauvagerie de Carmen, son animalité, son incapacité à aimer, sa force brutale, témoignent de la fascination de Mérimée pour les origines de la civilisation et de ses recherches pour retrouver cet état barbare, archaïque, qui a présidé au commencement du monde. C’est « le mythe de l’Archè », selon l’expression d’Antonia Fonyi, qui est au cœur de son œuvre. Il s’agit d’un objet disparu, qui se perd dans un passé immémorial mais que certains intermédiaires peuvent aider à approcher. Le personnage de Carmen, bohémienne liée par ses origines à une époque révolue, témoigne de la survivance d’une part de monde antique dans le monde moderne et, en ce sens, est un parfait représentant de l’Archè.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017)

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