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666, l'énigme du chiffre de la bête

La bête de la terre marque les habitants de son chiffre
La bête de la terre marque les habitants de son chiffre

Bibliothèque nationale de France

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Peu de chiffres peuvent se targuer d’éveiller une émotion. 666 est de ceux-là. Apparaissant dans le texte de l’Apocalypse de Jean, il a donné lieu au fil du temps à de très nombreuses interprétations, tant dans la culture savante que populaire.

Un nom fait chiffre

Et nul ne pourra acheter ou vendre,
s’il n’est marqué au nom de la Bête ou au chiffre de son nom,
C’est ici qu’il faut de la finesse ! Que l’homme doué d’esprit calcule le chiffre de la bête, c’est un chiffre d’homme : son chiffre, c’est 666.

Apocalypse, 13:17-18 (Bible de Jérusalem)

Au cœur de l’Apocalypse (chapitres 12 et 13), un dragon à sept têtes, identifié à Satan et au serpent de la Genèse confère à une bête issue de la mer un grand pouvoir, qui est exercé par une deuxième bête issue de la terre. Le nom de la bête a un chiffre, 666 (ou 616 selon certains manuscrits) et est associé au commerce.

Le chiffre 616 dans l’Apocalypse
Le chiffre 616 (exakosiai deka ex) dans un manuscrit grec de l'Apocalypse
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Bibliothèque nationale de France

L’identité de cette bête double et l’interprétation de son chiffre n’ont cessé d’exciter l’imagination savante autant que populaire depuis l’Antiquité jusqu’aujourd’hui. Cette bête a donné naissance au mythe de l’antéchrist ou antichrist, une figure opposée à celle du Christ dont l’avènement annoncera la fin des temps. Le tube d’Iron Maiden, The Number of the Beast (1982) l’a popularisé dans l’imaginaire rock. Dans le roman Dune de Frank Herbert, le baron Harkonnen est identifié à la bête de l’Apocalypse.

Soudain, des paroles de Gurney Halleck traversèrent l’esprit du Duc [Leto]. Il avait dit une fois, en voyant un portrait du Baron [Harkonnen] : « Et, debout sur le fond sableux de la mer, je vis une bête surgir… Et je vis sur ses têtes son nom : Blasphème »

Frank Herbert, Le cycle de Dune. I Dune, tr. Michel Demuth, Paris, Robert Laffont, 2024, p. 324

La bête et son chiffre, en effet, sont devenus le symbole satanique par excellence dans la culture populaire.

Une énigme à interpréter

Trouver la Bête

Le « chiffre de son nom », c’est la somme des valeurs numériques des lettres qui forment le nom de la bête.

L’Empereur Napoléon associé au nombre 666
L’Empereur Napoléon associé au nombre 666 |

Bibliothèque nationale de France

En effet, en grec et en hébreu, les lettres servent aussi de chiffres. La lettre alpha (α) ou aleph (א) correspond au chiffre 1, beta (β) ou bet (ב) à 2, etc. Depuis le 2e siècle, on y a vu une énigme et on a cherché un nom ou un mot dont la valeur numérique serait 666. Comme un grand nombre de mots ou d’expressions peuvent avoir cette valeur, le procédé est pour le moins hasardeux

Toutes les méthodes utilisées pour interpréter le texte de l’Apocalypse ont été appliquées à la résolution de l’énigme de l’identité de la bête. Selon une approche historiciste, des auteurs comme Victorin de Pettau ont pu identifier cette bête à l’Empire romain au temps des grandes persécutions du 3e siècle. Mais on l’a aussi relié à l’islam au temps des croisades, à la papauté au temps de la Réforme, puis à Napoléon Ier, Hitler, etc.

Que font aujourd’hui mes concitoyens de l’autre origine [Anglais] ? […] ils vont écouter un lecteur qui prouve clair comme deux et deux font quatre que Napoléon III est l’antéchrist, la bête de l’Apocalypse. Il faut avouer que c’est une race gourmande que les Bonaparte : deux antéchrists dans la même famille en un demi-siècle, c’est un peu fort !

Philippe Aubert de Gaspé, Mémoires, Québec, 1866

Le président américain George W. Bush en bête de l’Apocalypse
Le président américain George W. Bush en bête de l’Apocalypse |

REUTERS/Pilar Olivares / Bridgeman Images

Cette approche historiciste se confond souvent avec une approche eschatologique qui voit dans l’avènement de ces différentes réalités autant de signes avant-coureurs de la fin des temps. Dans une perspective post-coloniale, on voit dans cette bête la personnification de tous les impérialismes et même dans le domaine de l’écologie, on l’a associée implicitement au dérèglement climatique. 

Dans une perspective plus historique, ou « prétériste », on interprète le plus souvent la première bête comme l’Empire romain et la deuxième, comme le clergé du culte impérial en Asie Mineure, ou encore les prêtres et rois à Jérusalem qui exercent leur pouvoir sous l’autorité et au service de Rome. Quant au chiffre 666, on croit y voir depuis les années 1830, la valeur numérique de l’expression « Néron César », écrite en lettres hébraïques. Ce sont quatre savants qui proposent cette idée en quelques années : K.FR.A. Fritzsche de Rostock en 1831, F. Benary de Berlin en 1836, F. Hitzig de Zurich, aussi 1836, E. Reuss de Strasbourg en 1837. En effet, en transcrivant la formule Néron César en lettres hébraïques (נרון קסר), on trouve : ‎נ‎ = 50 + ‎ר‎ = 200 + ‎ו‎ = 6 + ‎ן‎ = 50 + ‎ק‎ = 100 + ‎ס‎ = 60 + ‎ר‎ = 200, total = 666.

666 : l'empereur Néron ? Seulement une hypothèse...

P. Prigent, L’Apocalypse de saint Jean, 2000.
Mentionnons en premier lieu [l’hypothèse] la plus répandue : Qesar Neron, c’est-à-dire Néron...
Lire l'extrait

On a trop souvent fait une certitude de cette hypothèse fragile, qui table sur la damnation de la mémoire de Néron par les historiens romains Tacite et Suétone et par l’historiographie chrétienne, alors que bien d’autres noms ou expressions pourraient avoir la même valeur. Selon la même méthode, on a proposé encore récemment qu’il s’agissait plutôt de l’empereur Caligula dont le nom Gaios Kaisar (ΓΑΙΟΣ ΚΑΙΣΑΡ) en lettres grecques vaut 616. Selon la même méthode, certains y voient aujourd’hui le World Wide Web représenté par les lettres WWW, transcrit avec la lettre hébraïque vav (ו) valant 6.

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Le nombre 666 vu par Bède le Vénérable
Le nombre 666 vu par Bède le Vénérable |

Bibliothèque nationale de France

Une autre voie a été négligée jusqu’ici. Le texte grec ne dit pas d’interpréter le chiffre de la bête, comme on essaie de le faire depuis 2 000 ans, mais de le « calculer » (psêphizein) et donne immédiatement le résultat de ce calcul : six cent soixante-six. Ce chiffre, c’est la valeur numérique du mot « bête » lui-même, en grec thêrion, écrit en caractères hébraïques (תריון [triyn] = 666). Si on le prend sous sa forme dans le texte, thêriou (תריון [triy]), on obtient la valeur 616 par la suppression du nun final qui vaut 50.

Formulée pour la première fois en 1920 par W. Hadorn, cette hypothèse est rarement citée. Elle a pourtant le mérite de la simplicité puisqu’elle n’exige pas de se lancer dans la recherche hasardeuse d’un mot ou d’un nom à l’extérieur du texte. Le chiffre n’est plus alors une énigme à déchiffrer ; il a pour fonction de renvoyer le lecteur aux Écritures, où le nombre 666 apparaît en effet deux fois : c’est à chaque fois le nombre de talents d’or que recevait Salomon de son commerce avec les nations. Dès le début du 8e siècle, le moine Bède le Vénérable avait fait le rapprochement dans son Commentaire sur l’Apocalypse, avant que celui-ci ne tombe dans l'oubli.

Le poids de l'or qui parvenait à Salomon en une seule année était de six cent soixante-six talents d'or, sans compter ce qui provenait des voyageurs, du trafic des commerçants, de tous les rois de l'Occident et des gouverneurs du pays.

Premier Livre des Rois, 10:14

Compte tenu de l’importance des allusions à l’Ancien Testament dans l’Apocalypse, et étant donné que dans les deux textes, ce chiffre est associé à l’activité commerciale, il est peu vraisemblable que cette coïncidence soit due au hasard. De nombreux éléments dans le texte de l’Apocalypse peuvent être interprétés comme une condamnation du luxe et des marchands. Si l’Auteur de l’Apocalypse a introduit ce chiffre associé à la figure du roi Salomon – qui a construit le temple de Jérusalem, certes, mais qui a accumulé l’or et les femmes étrangères et qui est devenu apostat – on peut penser qu’il voulait diriger le regard de son lecteur non pas vers Rome mais vers Jérusalem, « la cité fidèle pleine de justice devenue une prostituée » par la faute de ses chefs rebelles assoiffés par l’or des nations.

Pour aller plus loin

  • Keith Bodner, Brent Strawn, « Solomon 666 (Revelation 13.18) », New Testament Studies, 2020, 66, p. 299-312 (lire en ligne).
  • Louis Painchaud, « The Dragon, the Beasts, and the Gold: The Number of the Beast in the Apocalypse of John », dans Edmondo Lupieri et Louis Painchaud (éds)., Who is Sitting on Which Beast? Interpretative Issues in the Book of Revelation, Turnhout : Brepols, 2023 p. 185-261 (lire en ligne).