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La collapsologie, une politique de l'effondrement

Il sera bientôt trop tard
Il sera bientôt trop tard

Photographie © Bruno Villalba, 2018

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Connaissez-vous la collapsologie ? Cette « étude de l’effondrement », née en 2015, suscite aujourd’hui bien des controverses : pessimiste, irrationnelle, peu scientifique, dépolitisée, trop orientée... Mais elle pourrait bien aussi ouvrir de nouvelles voies pour penser le monde de demain.

Un concept récent et discuté

La naissance du terme

Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer
Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer |

© Éditions du Seuil

La collapsologie apparaît dans le débat public en 2015. Ce néologisme, inventé « avec une certaine autodérision » par l’agronome Pablo Servigne et le consultant Raphaël Steven s’inspire du verbe anglais to collapse, qui signifie « s’effondrer » et du latin lapsus qui signifie « chute ».

La collapsologie désigne, selon ses créateurs, « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus1 ».

Le terme peut laisser supposer une connotation scientifique. Cependant, il s’agit avant tout d’une démarche militante, adossée à des supports scientifiques. Elle s’appuie aussi sur une approche intuitive, accordant un rôle prépondérant à l’émotion, à la personnalité, et aux interconnexions entre l’humain et le non-humain…

Un renaissance du concept d’effondrement

La rhétorique de la collapsologie s’inscrit dans le sillon des théories de l’effondrement, qui était déjà présente dans les écrits des précurseurs de l’écologie politique comme René Dumont, Simon Charbonneau, Pierre Fournier…. Elles postulent que la dégradation de l’état écologique de la Terre entraînera une dissolution des sociétés industrielles, qui ne pourront pas maintenir leur régime de travail, de production et de consommation en raison notamment de l’épuisement des ressources et de la pression démographique croissante. Cette évolution est à la fois composée de phases de transformations lentes (catastrophes lentes, comme le dérèglement climatique) et de phases d’accélération (explosions atomiques, effondrement de la biodiversité).

La Ville moderne
Henri Rivière, La Ville moderne, 1898 |

Bibliothèque nationale de France

Au début du 21e siècle, deux livres relancent le débat : Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005) du géographe Jared Diamond et L’effondrement des sociétés complexes (2013) de l’anthropologue Joseph Tainter. Ils soulignent le fait que les sociétés industrielles sont fragiles en raison même de l’extension de leur développement : elle impose des besoins croissants en ressource et en énergie pour maintenir le niveau de flux et de matière, ce qui occasionne des déséquilibres dans les relations milieux humains et naturels.

Ces sources universitaires et les rapports des experts internationaux sur l’état planétaire (GIEC pour le climat, IPBES pour la biodiversité) vont contribuer à alimenter le socle politique de la collapsologie.

Les multiples chemins de l’effondrement

Ils le savent, nous le savons et nous n’y croyons pas, donc nous ne faisons rien ou presque. Pourquoi ce consentement à la catastrophe ?

Yves Cochet, Antimanuel d’écologie, 2009, p. 130.

Instabilité théorique

Sur le plan théorique, la collapsologie connaît encore une certaine instabilité, en raison de sa jeunesse, de la diversité de ses origines intellectuelles, ou des courants militants qui s’en revendiquent : décroissance, catastrophisme, millénarisme, survivalisme…. De nombreux ouvrages paraissent d’ailleurs au tournant des années 2020, qui témoignent de cette diversité d’appréciation de la gravité de la situation d’effondrement.

Conscients de la portée démobilisatrice de la collapsologie, Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle publient en 2018 Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre).

Une proposition politique

Défaillance climatique mondiale en cascade
Défaillance climatique mondiale en cascade |

CC BY-NC-SA 4.0

Au-delà de ces différences, la collapsologie se présente comme une proposition politique pour répondre aux impasses de la civilisation « thermo-industrielle ». Elle insiste sur les conséquences destructrices de l’exploitation sans limites du monde, de ses ressources mais aussi des espèces vivantes. Les pressions liées à l’activité humaine entraînement des mécanismes irréversibles qui conduisent à la réduction des possibilités d’agir : la disparition des ressources, l’effondrement de la biodiversité, l’intensification des violences entre nations….

La collapsologie construit un récit cumulatif des crises : elles sont convergentes et s’entremêlent. Les crises sociales (inégalités, migrations, violences…) amplifient les crises écologiques (surexploitation des ressources naturelles, artificialisation, etc.). Mais le phénomène est réciproque, ce qui témoigne de l’interdépendance profonde entre société humaine et milieux naturels. Nous ne sommes donc pas face à une apocalypse à venir, peut-être, un jour, mais bien face à une précipitation des catastrophes déjà en cours.

Cependant, cette proposition politique est encore peu stabilisée. Son discours radical n’est que peu repris par les partis politiques, même écologistes, sans doute en raison de son diagnostic réaliste – qui peut apparaître comme pessimiste – et des transformations profondes qu’il demande (réduction drastique de la consommation, de la mobilité, des normes de confort, etc.), qui vont à l’encontre d’une vision de croissance économique continue et réalisable. De plus la collapsologie ne dispose pas de puissants réseaux intellectuels, des portages politiques efficaces, et doit faire face à la disparités des interprétations et des modes opératoires, etc. Enfin, elle fait face à une intense opposition tant intellectuelle que politique et militante.

Les collapsologues et leurs ennemis

Une dénonciation unanime

Depuis sa naissance, la collapsologie a soulevé une intense polémique. L’ensemble des courants politiques de l’extrême droite à l’extrême gauche, la quasi-totalité des intellectuels qu’ils soient libéraux, de gauche ou anarchistes, de nombreux chercheurs en sciences sociales comme en sciences appliquées, ainsi que certains courants militants (Les Décroissants par exemple), l’ont dénoncée.

Catherine et Raphaël Larrère, Le Pire n'est pas certain Essai sur l'aveuglement catastrophiste, 2020
Catherine et Raphaël Larrère, Le Pire n'est pas certain Essai sur l'aveuglement catastrophiste, 2020 |

© Premier Parallèle

Ces critiques prennent des formes variées : ironie, calomnie, dérision… mais toutes visent à contester, voire à nier la légitimité et la véracité de cette proposition politique et mobilisent quelques thèses récurrentes.  Certaines critiques sont épistémologiques, en faisant référence à ce que serait la vraie posture scientifique : les collapsologues seraient irrationnels (ce serait du bluff, une sorte de bouillie scientifique), illégitimes (leur statut est contesté) et incohérents (ils ne cesseraient de se contredire). D’autres dénoncent les ressorts spirituels sur lesquels ils s’appuieraient. Il s’agit avant tout de dénoncer le recours à l’intuition, car ce serait une simple psychologisation des rapports sociaux (de l’émotion avant tout, pas de la raison), voire une certaine forme de religiosité (par la prophétie illusoire proclamée).

Mais le gros des critiques porte sur le manque de clairvoyance politique de ce courant. À force de mobiliser le registre de la peur, on favoriserait l’immobilisme, l’incapacité de l’action. Ce serait même une pensée réactionnaire qui mobiliserait des références nauséabondes. De fait, la collapsologie serait dépolitisée et dépolitisante, car favorisant l’essor d’une position apolitique inconséquente. Elle serait bien sûr occidentalocentrée, préconisant une écologie des riches. Enfin, elle serait anthropocentrée car elle oublierait les non-humains.

Les limites de la critique

Captain Atome gagne toujours !, dans Emile Bertier, Yanni Girard, L'Intégrale de l'effondrement, 2022.
Captain Atome gagne toujours !, dans Emile Bertier, Yanni Girard, L'Intégrale de l'effondrement, 2022. |

Avec l'aimable autorisation de © Bandes détournées

Les critiques de la collapsologie ne sont pourtant pas elles-mêmes exemples de faiblesses.

La première tient aux références anciennes et familières utilisées. S’appuyant sur des présupposés scientifiques, politiques, sociaux et normatifs, elles renvoient à un imaginaire stabilisé :

  • une rationalité éprouvée (notamment économique) mobilisée par des détenteurs légitimes de la parole publique (universitaires, essayistes reconnus…) ;
  • l’inscription dans des courants de pensée institutionnalisés (libéralisme, marxisme) ;
  • la mobilisation d’instruments validés (domination, innovation, épistémologie humaniste masculine…).

En s’appuyant sur ces registres bien installés dans nos représentations politiques, elles peuvent ainsi facilement dire que la collapsologie est en dehors de la norme généralement admise.

La deuxième faiblesse s’illustre fréquemment par les jugements contradictoires portés. On vilipende cette pensée du renoncement, du fatalisme (à quoi bon lutter si la fin est certaine…) tout en se moquant de la naïveté des solutions qu’elle propose. Les propositions politiques feraient cruellement défaut, mais on pointe simultanément l’inoffensivité de leurs programmes. Trop à droite ou trop anarchiste, trop individualiste ou trop communautaire…

Vers un renouvellement du débat public ?

Collapso' mag, dans Emile Bertier, Yanni Girard, L'Intégrale de l'effondrement, 2022.
Collapso' mag, dans Emile Bertier, Yanni Girard, L'Intégrale de l'effondrement, 2022. |

Avec l'aimable autorisation de © Bandes détournées

Ces critiques s’appuient en fait sur trois ressorts. Le premier montre l’importance des rapports de domination dans le débat public. C’est le cadre d’interprétation légitime des interactions sociales : les luttes de pouvoir, les rapports de classe, de genre, etc. imposent la manière de concevoir le rapport à la politique. Or, la collapsologie propose de sortir de ce schéma, en insistant sur la commune situation de tous face aux contraintes écologiques. Face aux maux communs, il faudrait inventer de nouveaux rapports quine se basent pas sur les oppositions traditionnelles.

Ensuite, ces critiques ont tendance à réduire artificiellement les relations qui comptent : par exemple, on insiste sur la question économique au détriment de la question écologique, on priorise le social et on minimise l’écologie, on maintient le dualisme nature/culture… La collapsologie propose plutôt une nouvelle philosophie des relations, une nouvelle manière d’interagir avec les mondes vivants, basée sur la prise en compte de tous les autres terrestres. On le voit, le projet est ambitieux et plein d’imagination !

Plus tard, c’est trop tard
Plus tard, c’est trop tard |

Photographie © Bruno Villalba, 2019

Enfin, les critiques ont du mal à accepter le principe de limite. Nous continuons à vivre dans un univers de l’infinité des possibles. Au contraire, la collapsologie propose de construire le rapport au politique à partir des limites matérielles du système Terre.

 « Plus tard, c’est trop tard » proclame ce militant effondriste. Agir avant qu’il soit trop tard, alors que le « tard » est déjà là ; car même si le « pire n’est pas certain », il reste quand même possible, voire probable, et il est loin d’être impossible… Pour les collapsologues, l’histoire est désormais entrée dans un mouvement largement déterminé, mais imprévisible dans l’intensité de ses conséquences. Il faut donc agir maintenant.

Le pessimisme méthodologique de la collapsologie ne facilite pas sa réception ; mais il peut aussi être libérateur, en ce qu’il contribue à élargir l’imagination créatrice et invite à se mobiliser immédiatement. La collapsologie peut permettre de réduire le décalage entre la situation écologique et la manière dont nous imaginons la contrôler. Loin d’être une vision dépolitisée, incapacitante ou inoffensive, elle souhaite participer à la construction d’une autonomie renouvelée des êtres humains dans leur environnement.

Notes

  1. Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s'effondrer. Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes, Paris : Seuil, 2015, p. 253.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

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