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L’Apocalypse dans les discours du 21e siècle

Ajustement de l'horloge de l'Apocalypse en 2025
Ajustement de l'horloge de l'Apocalypse en 2025

Avec l'aimable autorisation du Bulletin of the Atomic Scientists

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Quatre-vingt-dix secondes : telle serait la durée qu’il nous reste à vivre avant la fin du monde, selon l’horloge de l’Apocalypse. Imaginée en 1947 par des scientifiques proches d’Einstein, cette horloge est un concept fascinant : il s’agit de mesurer l’accroissement du danger pour l’humanité. On attend donc le cataclysme final, qui annihilera la planète entière. L’heure de la fin a été symboliquement et arbitrairement fixée à minuit. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, il serait minuit moins une minute trente ! Le temps presse ?

Une eschatologie sans eschaton ?

Modernité et tradition

L’Ascension et la Parousie
L’Ascension et la Parousie |

Bibliothèque nationale de France

Si effrayante que ce soit cette fameuse horloge, elle n’en reste pas moins révélatrice d’une certaine conception de l’imminence de la fin, qui semble renouer avec les traditions du christianisme primitif. Les premiers chrétiens en effet ont attendu avec ferveur le retour du Christ. Certes, ils savaient qu’ils devraient endurer moultes persécutions, affronter de terribles catastrophes et être confrontés à un Ennemi Ultime de l’humanité avant cette Parousie ; mais avec le retour du Fils devait aussi s’ouvrir une page heureuse dans l’histoire de l’humanité, qui précéderait la fin du monde et le Jugement Dernier. On craignait tout autant qu’on espérait l’Apocalypse.

C’est précisément ce qui a disparu, dans nos sociétés sécularisées de l’âge contemporain. Le terme même d’« Apocalypse » a changé de sens : on ne l’entend plus en tant que « révélation » – son sens étymologique – mais comme simple synonyme d’abominable calamité. L’espoir a disparu et seule demeure la crainte de la fin du monde. Les discours sur la fin du monde sont désormais privés d’une fin véritable, c’est à dire d’un eschaton en grec.

Il s’agit cette fois d’une apocalypse non religieuse, sans eschaton, dans laquelle se trouve impliquée une partie non négligeable de la culture occidentale

Ernesto de Martino, La fin du monde, Essai sur les apocalypses culturelles, 1977

La possibilité de l’autodestruction

Une des raisons premières à ce phénomène est évidemment à chercher en août 1945 au Japon. Le feu nucléaire qui a ravagé Hiroshima et Nagasaki est resté dans toutes les mémoires : nous avons maintenant la certitude que l’humanité a la capacité de s’auto-annihiler. Cette certitude s’ancre un peu plus dans nos imaginaires, année après année, à mesure que l’arsenal nucléaire des grandes nations s’accroît.

Seconde bombe atomique larguée sur Nagasaki, le 9 août 1945
Seconde bombe atomique larguée sur Nagasaki, le 9 août 1945 |

Domaine public

Hiroshima après sa destruction par une bombe atomique
Hiroshima après sa destruction par une bombe atomique |

Domaine public

Les traités de non-prolifération ne rassurent personne, d’autant que désormais, plusieurs grandes puissances sont capables de dévaster le monde un nombre incalculable de fois. C’est spécifiquement le point de départ de multiples dystopies plus ou moins récentes, comme en témoignent des œuvres qui vont de Malevil à la célèbre série de science-fiction Battlestar Galactica en passant par le Docteur Folamour.

Omniprésence de l’Apocalypse

Tous les sujets mènent à l'Apocalypse
Tous les sujets mènent à l'Apocalypse |

© Le Muscadier, © Librinova, © Éditions Baudelaire, © L'Archipel

Si on ne peut ici évoquer ici toutes les raisons qui président à la propagation actuelle des discours de la Fin, force est de constater que la rhétorique de l’Apocalypse est aujourd’hui omniprésente. Survient une catastrophe naturelle ? Une crise économique menace ? La pandémie de Covid21 ? Une chaleur excessive due au réchauffement climatique ? La guerre de la Russie contre l’Ukraine ? c’est l’Apocalypse ! Le thème s’infiltre partout et tend à devenir le référentiel ultime de toute situation de crise.

Évolution de l'usage du terme « Apocalypse » dans les livres en français publiés sur Google books
Évolution de l'usage du terme « Apocalypse » dans les livres en français publiés sur Google books |

© Google Ngrams

Des textes d’une violence extrême

Le phénomène prend ces derniers temps tellement d’ampleur qu’on serait tenté d’en sourire. Ce serait commettre une erreur, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que les mythes de l’Apocalypse, qu’il s’agisse de celle de Jean ou d’autres, sont marqués par une violence extrême. Les images que rencontrent les lecteurs ont pour objectif de marquer les esprits et de fait, elles y parviennent.

Et l'ange jeta sa faucille sur la terre, il vendangea la vigne de la terre et jeta la vendange dans la grande cuve de la colère de Dieu. On foula la cuve hors de la cité, et de la cuve sortit du sang qui monta jusqu'au mors des chevaux sur une étendue de mille six cents stades.

Apocalypse, XIV, 19-20

Les flots de sang prédits ici parlent d’eux-mêmes. Le retour au premier plan de textes qui font annonce des massacres, des effusions de sang et une extrême violence ne peut être considéré comme rassurant.

Une vision binaire du monde

L'Enfer et le paradis
L'Enfer et le paradis |

Bibliothèque nationale de France

Autre élément à prendre en compte : le schéma traditionnel des mythes de l’Apocalypse, qui voient s’opposer de manière constante et décisive les forces du Bien et du Mal, révèle une vision basiquement binaire des relations humaines. On appartient au camp de Dieu ou à celui de la Bête ; les sectateurs des Bêtes, selon l’Apocalypse de Jean recevront sur le front la marque qui les désignera à la destruction, comme on peut le lire au chapitre 13 : « Il faut ici de la sagesse. Que celui qui a de l'intelligence déchiffre le nombre de la bête, car c'est un nombre d'homme. Son nombre est 666 ».

Il va de soi que cette assignation à un camp n’est pas conçue pour créer de la nuance et n’est guère compatible avec le système démocratique : si le camp adverse est celui du Mal, il faut le détruire ! En ce sens les anathèmes prononcés par les supporters de Donald Trump durant la campagne électorale interrogent. Peut-on traiter son adversaire d’Antichrist ou de diable et accepter cependant sa victoire à une élection ?

Un terreau fertile pour l’extrémisme

Il faut également se souvenir que les mythes de l’Apocalypse viennent irriguer des pensées extrémistes. En 1979, lors du « soulèvement messianique » de la Mecque, Juhayman al-Otaybi se proclame Mahdi, c’est-à-dire l’imam caché de la tradition chiite censé revenir à la fin des temps. Il prend, à l’aide d’un groupe armé, le contrôle de la Grande Mosquée de la Mecque. Persuadé de l’imminence de la fin, cet exalté veut éradiquer les forces du Mal et provoquer un soulèvement en Arabie. Rien ne se passa mais l’affaire se termina dans un terrible bain de sang. En 2015, les attentats contre Charlie Hebdo ont également été soutenus par une idéologie apocalyptique.

Attaque de La Mecque en 1979
Attaque de La Mecque en 1979
Mémorial aux davidiens morts dans le massacre de Waco
Mémorial aux davidiens morts dans le massacre de Waco |

Photographie Acdixon, wikimedia commons / CC BY-SA 4.0

Mais l’islam n’a pas le monopole du terrorisme apocalyptique. Lors de l’épisode de Waco, au Texas, en 1993, une secte de fondamentalistes chrétiens persuadée de l’imminence de l’Apocalypse trafique des armes semi-automatiques. Un mandat d’arrêt est lancé contre David Koresh, le leader de ces « davidiens ». Les autorités tentent de lancer une perquisition ; un terrible fusillade éclate, suivie d’un incendie. On compte près d’une centaine de morts, et la secte est complètement décimée. Quant à Anders Behring Breivik, qui a massacré à lui seul soixante-dix-sept personnes et en a blessé cent cinquante autre en Suède en juillet 2011, il a publié un journal aux accents eschatologiques et apocalyptiques.

Le retour des fondamentalistes ?

Plus généralement il est possible que l’usage constant de thèmes apocalyptiques favorise le retour sur le devant de la scène de fondamentalistes, qui ne se limitent pas à invoquer la catastrophe à venir mais décident au contraire de l’accompagner, pour accélérer le plan de Dieu envers l’humanité et faciliter son règne.

Alors, comme maintenant, les doctrines apocalyptiques révolutionnaires s’épanouirent dans un climat d’angoisse cosmique.

Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse, 1957

L'histoire connaît de nombreux exemples de ce type de comportements. Avec le début des croisades, au 11e siècle, les attentes eschatologiques s’intensifièrent. Les populations juives en furent les victimes et des massacres eurent lieu en France, comme à Rouen, et dans la vallée du Rhin, à Worms ou à Mayence ; en exterminant les juifs, ou en forçant leur conversion, des populations chrétiennes radicalisées pensaient hâter le retour du Christ.

Et moi, Jean, je vis la sainte cité, la nouvelle Jérusalem, qui descendait du Ciel, d'auprès de Dieu
Et moi, Jean, je vis la sainte cité, la nouvelle Jérusalem, qui descendait du Ciel, d'auprès de Dieu |

Bibliothèque nationale de France

De nos jours, des tendances similaires sont à l’œuvre : on sait par exemple que les fondamentalistes juifs de l’organisation « Retour au mont » militent pour la reconstruction du Temple à Jérusalem, puisqu’il s’agit d’un préalable nécessaire à l’arrivée du Messie. Avec pour corollaire dévastateur, la destruction du Dôme du Rocher, troisième lieu saint de l’islam.

La multiplication des crises, ces dernières années, qu’elles soient, environnementales, géopolitiques, économiques, etc… favorise singulièrement la résurgence d’une rhétorique de l’Apocalypse qui pourrait se révéler dangereuse. Tout comme Norman Cohn, on peut y voir un révélateur des angoisses qui travaillent nos sociétés contemporaines et des périls planétaires qui les menacent.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

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