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L’islam, vecteur de l’Apocalypse ?

Les Turcs devant Vienne, allégorie de Gog et Magog
Les Turcs devant Vienne, allégorie de Gog et Magog

Photo : Musée de Vienne / domaine public

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Au fil des pages d’une Bible protestante, une étrange image illustre l’Apocalypse de Jean : le siège de Vienne par les troupes turques. Issue d’une longue tradition médiévale chrétienne, cette assimilation des musulmans à des acteurs de la fin des temps trouve encore des échos dans notre monde contemporain…

La gravure provient d’éditions du Nouveau Testament de Luther parues dans les années 1530. On y voit les troupes ottomanes du sultan Soliman assiéger les murs de Vienne, un événement quasi-contemporain (1529). Un rayon de soleil perce les nuages et le sultan semble avalé par la terre. Au loin, sur les tentes du camp turc,sont inscrits les termes « Gog et Magog ». En représentant les Turcs comme les peuples impurs du grand combat eschatologique de la fin des temps, ces ennemis ultimes de l’humanité qui doivent affronter les forces du Bien dans la plaine d’Harmaguedon selon l’Apocalypse de Jean, l’artiste témoigne de la peur intense que l'Empire ottoman, principale force musulmane en Méditerranée, inspirait en plein 16e siècle.

Une association ancienne et durable

Aux origines : une tradition née en Syrie

Jean Damascène
Jean Damascène |

Bibliothèque nationale de France

La vision apocalyptique de l’islam n’est pourtant pas une nouveauté de la Renaissance : elle prend ses racines dans les origines mêmes de cette religion, immédiatement présentée par ses contemporains chrétiens comme une hérésie du christianisme. C’est précisément ce que l’on trouve dans les écrits d’un Père de l’Église de culture grecque, arabe et syriaque, Jean Damascène, qui vécut en Syrie entre 675 et 749 ap. J.-C., sous un règne islamique. Le statut de cette hérésie est pourtant particulier : pour Jean Damascène comme pour d’autres, il s’agit de la dernière, ce qui lui confère bien entendu un fort caractère eschatologique.

Outre cette accusation d’être l’hérésie ultime, l’islam a été immédiatement présenté sous un jour apocalyptique dans les sources orientales écrites par des auteurs chrétiens soumis à la conquête arabe, comme Sebêos, Sophrone de Jérusalem le Pseudo-Ephrem ou encore George d’Édesse. 

Dès la fin du 7e siècle, dans une apocalypse en syriaque faussement attribuée à Méthode, un saint martyrisé en 312 après J.-C., les musulmans sont présentés comme les fils d’Ismaël. Avec leur apparition, affirme l’auteur, le monde est entré dans le dernier millénaire de son histoire. Dieu leur a permis de triompher pour châtier les chrétiens de leurs péchés mais le joug auquel ils ont soumis les populations chrétiennes doit bientôt s’achever : un Dernier Empereur des Romains doit apparaître, les vaincre et soumettre le monde entier à sa domination. Après quoi, au moment même où l’Antichrist, c’est-à-dire l’ennemi ultime du genre humain, commencera de sévir, et où se déverseront sur le monde les peuples maudits et Gog et Magog, le Dernier Empereur des Romains remettra sa couronne au Christ, à Jérusalem. Après des années de tribulation, le Christ reviendra, abattra l’Antichrist et ce sera l’heure du Jugement Dernier.

Il s’agit là d’un texte essentiel pour la tradition apocalyptique chrétienne. Il attribue aux musulmans le rôle d’ennemi majeur dans le scénario de la fin des temps. L’œuvre est d’abord traduite en grec et circule dans l’Empire byzantin, avant de connaître par la suite un grand succès dans l’Europe latine, popularisé notamment par l’abbé Adson de Montiers en Der au 10e siècle. On assiste alors au commencement d’une nouvelle tradition apocalyptique, occidentale cette fois, qui présente les musulmans comme des ennemis ultimes de l’humanité.

Un catalyseur des croisades

Pierre l'Ermite au Saint-Sépulcre
Pierre l'Ermite au Saint-Sépulcre |

Bibliothèque nationale de France

Avec le début des croisades, la polémique eschatologique avec la religion musulmane s’accroît encore : à lire les prédications de l’époque, en particulier celles de Pierre l’Ermite, on comprend que s’emparer des lieux saints, et avant tout de Jérusalem, signifie hâter les événements de la fin du monde et, en imposant une religion universelle, favoriser le retour du Christ. Dans cette perspective, les musulmans identifiés en tant qu’infidèles ne peuvent que subir de terribles défaites. Dans la chronique de Mathieu d’Édesse, auteur arménien du 12e siècle, on lit par exemple que les Sarrasins doivent être défaits une première fois avant de revenir et d’être définitivement écrasés.

Les aléas de l’occupation chrétienne et surtout la chute de Jérusalem aux mains de Saladin en 1187 provoquent une nouvelle onde de choc. L’abbé calabrais Joachim de Flore renouvelle complètement l’approche eschatologique du christianisme en rompant avec la tradition d’Augustin et en réintroduisant dans la théologie traditionnelle des éléments apocalyptiques négligés depuis des siècles. Il s’agit, pour reprendre les termes du grand spécialiste Robert Lerner « d’une véritable dynamite conceptuelle »1.

Et néanmoins, ilw élèveront leur talon contre le Christ Roi, cherchant à effacer de la terre son nom […] pour ériger le blasphème de Mahmet. Mais alors, le Christ les vaincra en combattant contre eux […].

Joachim de Flore, Explication de l’Apocalypse, 1198-1199

Joachim de Flore considère par exemple qu’il ne faut pas attendre un seul Antichrist mais sept Antichrists, dont l'identité varie au fil de ses œuvres. Dans l'une d'entre elles, le quatrième était Mahomet, le cinquième un certain Meselmetus, le sixième Saladin ; quant au septième, il devait être le Grand Antichrist mais Joachim ne l’identifie pas avec précision. Quoi qu’il en soit, dans sa théologie novatrice, deux voire trois Antichrists sont des musulmans et la polémique eschatologique avec l’islam se renouvelle.

Une recrudescence à la Renaissance

Tous les chercheurs ne s’accordent pas sur l’importance des liens entre islam et Apocalypse au Moyen Âge. Dès le début du 20e siècle, Paul Alphandéry relativisait l’importance de l’Antichrist musulman au Moyen Age : les chrétiens n’auraient pas vraiment craint la venue du « Fils de Perdition, du mystère d’iniquité »2 (selon les mots de sait Paul) depuis l’Orient.

La menace ottomane

La domination des Turcs sur le monde
La domination des Turcs sur le monde |

DROITS EN ATTENTE

Il est certain cependant que la situation change du tout au tout avec la montée en puissance des Ottomans au 15e siècle : la menace n’est plus lointaine désormais car l’ennemi musulman est aux portes de la Chrétienté. Avec la chute de Constantinople, en 1453, on constate immédiatement une résurgence importante de la polémique apocalyptique contre l’islam. Le sultan ottoman Mehmet II, conquérant de la capitale byzantine, est souvent présenté comme un Antichrist.

Par la suite, en fonction de la situation géopolitique et de la prégnance de la menace ottomane, on assiste à des flambées prophétiques qui annoncent la chute de l’empire turc et la fin imminente du monde, relançant des chimères de croisade. C’est le cas en 1480, quand les Turcs s’emparent de la petite ville d’Otrante dans le sud de l’Italie, en 1529 ; puis quand Soliman le Magnifique met le siège devant Vienne, la capitale impériale des Habsbourg, en 1571 ; et à nouveau quand les flottes coalisées de la Sainte Ligue, c’est-à-dire de l’Espagne, de la Savoie, de Gênes, de Venise, de Malte et de la papauté remportent à Lépante une victoire décisive sur la flotte ottomane. En 1683, quand Vienne est de nouveau assiégée par les Ottomans, la lecture est toujours la même.

Le Pape et le sultan entraînant leurs partisans en Enfer
Le Pape et le sultan entraînant leurs partisans en Enfer |

© The Trustees of the British Museum / CC BY-NC-SA 4.0

Le Martyre de saint Jean
Le Martyre de saint Jean |

Bibliothèque nationale de France

Le De Eversione Europæ, ou l’art de prédire à l’envers

Durant environ deux siècles et demi donc, les Turcs font figure d’ennemis ultimes de l’humanité et il s’agit là d’un lieu commun extrêmement répandu. Pour s’en faire une idée, on peut prendre l’exemple du De Eversione Europæ attribué à un astrologue italien, Torquatus. Ce texte prétendument écrit en 1480 fonctionne selon une méthode prophétique bien connue, celle du vaticinium ex eventu : il raconte des événements qui se sont déjà déroulés.

Publié pour la première fois en 1534, le texte raconte par le menu toute l’histoire de l’Italie depuis les années 1480, au futur de l’indicatif pour faire croire à la véracité du message prophétique. Or les seuls éléments véritablement prophétiques qu’on trouve dans cet ouvrage concernent la chute imminente de l’Empire ottoman et la venue d’un souverain chrétien universel. Publié et réactualisé tout au long du 16e siècle, le De Eversione Europae demeure une source d’inspiration majeure pour de nombreux auteurs comme Tommaso Campanella ou l'ingénieur allemand Heinrich Martin. Au 17e siècle, eschatologie et mondialisation font encore bon ménage.

Le retour de l’islam-Apocalypse

À compter du 18e siècle néanmoins, la polémique apocalyptique avec l’islam semble disparaitre complètement. L’Empire ottoman n’est plus si menaçant et plus personne ne songe à la croisade. L’eschatologie a disparu du premier plan. On assiste même à de surprenants changements : John Tolan a montré récemment que Mahomet, prophète de l’islam, fascinait littéralement l’empereur Napoléon Bonaparte.

Aujourd’hui dans nos sociétés laïcisées et technophiles, on pourrait espérer que les visions apocalyptiques de l’islam aient été reléguées au rang de « vieilles vieilleries », selon la formule rimbaldienne. Il n’en est rien.

Gog et Magog sont à l’œuvre au Moyen-Orient.

Georges W. Bush, cité dans Jean-Claude Maurice, Si vous le répétez, je démentirai, 2009

La Bête du Moyen-Orient
La Bête du Moyen-Orient |

© Sh'ma

Quelques jours après les attentats du World Trade Center en septembre 2001, le président américain George W. Bush parle de lancer une « croisade, une guerre contre le terrorisme ». Par la suite, en 2003, le même George W. Bush cherche à convaincre Jacques Chirac de participer à la guerre contre l’Irak en utilisant un arguments qui plonge le président français dans la stupéfaction : l’Américain mentionne en effet les peuples de Gog et Magog, qu’il s’agisst de combattre ! Les populations musulmanes sont donc une fois de plus présentées sous un jour indéniablement apocalyptique. Dans l'Amérique de Donald Trump, prédicateurs évangélistes et messianistes n'hésitent pas à désigner l'islam comme l'Antichrist.

De manière générale, dès que survient une crise majeure, la tentation eschatologique est forte. Dans un contexte de crise endémique au Moyen Orient il n’est  pas surprenant que la rhétorique de l’apocalypse soit remise au goût du jour et que l’islam apparaisse encore sous les oripeaux de l’ultime hérésie avant la Fin du Monde. Finalement, de la gravure du Nouveau Testament de Luther à George W. Bush, il n’y a qu’un pas.

Notes

  1. Robert E. Lerner, « Antichrists and Antichrist in Joachim of Fiore », Speculum 60,3, 1985, p. 553-570.
  2. Paul Alphandéry, « Mahomet-Antichrist dans le Moyen Age latin », dans Mélanges Hartwig Derenbourg, Paris : Ernest Leroux, 1909.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

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