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Eugène Huzar et l'invention du genre post-apocalyptique

Le déluge de glaces
Le déluge de glaces

Bibliothèque nationale de France

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À l’âge des Expositions universelles et de la machine à vapeur triomphante, un avocat parisien tire la sonnette d’alarme : qu’adviendra-t-il d’un monde si vite transformé par la science ? Retour sur la pensée de celui qui sut envisager le changement climatique… et prédit le retour du Déluge.  
 

Un technophile inquiet

« Dans cent ou deux cents ans le monde, étant sillonné de chemins de fer, de bateaux à vapeur, étant couvert d’usines, de fabriques, dégagera des billions de mètres cubes d’acide carbonique et d’oxyde de carbone, et comme les forêts auront été détruites, ces centaines de billions d’acide carbonique et d’oxyde de carbone pourront bien troubler un peu l’harmonie du monde ».

Galerie des machines au Palais de l’Industrie
Galerie des machines au Palais de l’Industrie |

Bibliothèque nationale de France

On trouve cette remarquable conjecture dans un livre méconnu de 1857 : l’Arbre de la science. Son auteur, l’avocat parisien Eugène Huzar n’en est pas à son coup d’essai. Deux ans auparavant, il avait connu un succès critique et de librairie avec La Fin du monde par la science. Paru en avril, alors que la foule se pressait au Palais de l’industrie pour admirer machines, locomotives et inventions, Huzar avait provoqué un vaste débat sur les conséquences du progrès technologique. Car Huzar n’est pas simplement un romantique dénonçant la laideur et le matérialisme du monde moderne : il s’intéresse aux techniques. Pour lui, être « contre le progrès » serait d’ailleurs assez vain tant celui-ci est devenu une loi de l’histoire.

Les risques de la « science impresciente »

Si Huzar chante les louanges du progrès il en mesure aussi les implications. Les sciences ne pourront jamais anticiper les conséquences lointaines de productions techniques toujours plus puissantes. C’est ce que Huzar appelle le principe de la « science impresciente ».

Je ne fais la guerre ni à la science ni au progrès mais je suis l'ennemi implacable d'une science ignorante, impresciente, d'un progrès qui marche à l'aveugle sans criterium ni boussole.

Eugène Huzar, L'Arbre de la science, 1857, p. 281.

Ce décalage entre les capacités techniques d’une part et les capacités de prévision de l’autre sera selon lui la cause de l’apocalypse.

Scénarios catastrophe

Huzar aurait fait un excellent scénariste de films catastrophe. Qui sait si en extrayant tonne après tonne de charbon on ne risque pas de déplacer le centre de gravité de la planète et produire un basculement de son axe de rotation ? Qui sait si les canaux interocéaniques ne provoqueront pas le transvasement d’un océan dans l’autre, causant des inondations dévastatrices ?

Explosion de grisou dans une mine de houille
Explosion de grisou dans une mine de houille |

Bibliothèque nationale de France

Projet du canal de Suez
Projet du canal de Suez |

Bibliothèque nationale de France

Son candidat préféré pour l’apocalypse reste hypothétique : une substance encore à découvrir capable de brûler l’eau qui, se déversant par accident dans une rivière, finirait par embraser les océans et consumer toute matière organique sur terre.

La modernité selon Huzar est marquée par une transformation de nos responsabilités. Terre et science ont suivi des évolutions inverses : la première s’est rapetissée à mesure que s’étendait la seconde. L’homme par son industrie croit égratigner la Terre sans se rendre compte que ces égratignures pourraient fort bien causer sa mort : « quand on voit une chose aussi limitée que la terre et une puissance aussi illimitée qu’est celle de l’homme armé du levier de la science, l’on peut se demander quelle action peut avoir un jour cette puissance illimitée sur notre pauvre terre si limitée et si bornée aujourd’hui ».

Plaidoirie pour une science responsable

Le paradoxe de la science impresciente est trop profond pour que Huzar prétende proposer une solution. Il se contente d’indiquer des moyens « palliatifs » qui ne pourront que retarder la catastrophe finale. Il faudrait, en particulier se doter d’une science nouvelle « ayant pour but de déterminer et d’étudier les lois qui constituent l’équilibre du globe » et aussi établir une « édilité planétaire » c’est à dire un gouvernement scientifique mondial chargé de veiller au respect de ces lois.

Un prophète des temps modernes

Une apocalypse inéluctable

Chez Huzar la catastrophe future est certaine car elle a déjà eu lieu. L’homme est fasciné par les philosophies circulaires de l’histoire qui sont à la mode au milieu du siècle. Il combine le catastrophisme technologique avec une interprétation des grands mythes grâce au système de l’éternel retour : Eden était une civilisation extrêmement avancée couvrant l’ensemble du globe et qui sombra dans une catastrophe technologique planétaire, d’où l’ubiquité du mythe de la Chute que l’on retrouve sous diverses formes dans la Genèse, les Védas, Prométhée, Icare etc .

Nous allons chercher à prouver cette grande idée d'une catastrophe universelle que toutes les religions ont prévue, que toutes les religions ont prédite ; catastrophe immense, qui doit arriver par le fait de l'homme seul.

Eugène Huzar, La Fin du monde par la science, 1855, p. 130

Selon Huzar, plusieurs cycles humains, des milliers peut-être, ont existé sur la planète avant le nôtre. En 1855, l’humanité s’approche dangereusement de l’état édénique et derechef de la catastrophe finale/initiatrice.

Le sens du timing

La fin du monde par la science
La fin du monde par la science |

Bibliothèque nationale de France

Huzar se serait bien vu dans le rôle du prophète et s’en donne tous les attributs. Prophète de malheur, il se doit aussi de prêcher dans le désert : « Je vous le dis, ce livre n’est pas écrit pour ce siècle ». Mais il avait en réalité un excellent sens du timing. En pleine exposition universelle, la presse fit des recensions très élogieuses de La Fin du monde par la science. Ce petit livre étrange publié par un avocat obscur connut ainsi un vrai succès. En 1888, avait déjà été édité quatre fois, dont un fois en portugais.

En 1857, Huzar développait plus longuement sa pensée dans L’Arbre de la science. Moins dense et moins enflammé que La Fin du monde, la critique fut néanmoins dithyrambique : « un des livres les plus remarquables qu’ait vu encore le siècle actuel » (la Gazette de France) ; « un livre d’un intérêt capital pour l’humanité » (Auguste de Vaucelle, l’Artiste), « un des livres les plus attrayants que j’aie lu de ma vie » (Felix de Saulcy, Courrier de Paris), etc.

Un précurseur méconnu

De ce succès, nos visions du futur en sont encore les héritières. L’effet littéraire de Huzar est en effet considérable. Peu après la parution de la Fin du monde par la science, plusieurs textes comme Les Ruines de Paris, Archéopolis, L’an 5865 ou Les ruines de Paris en 4875, renouvellent complètement le topos romantique de la contemplation des ruines en l’utilisant dans des récits d’anticipation.

Ces fictions sont traversées par les grands thèmes huzariens : les excès techniques et la catastrophe ; la redécouverte dans le futur des traces de notre civilisation et la circularité du temps. Elles présentent toutes le même dispositif narratif : une civilisation future établie aux antipodes ou venue du monde colonial découvre les vestiges des métropoles industrielles du 19e siècle qui ont sombré dans l’oubli après des cataclysmes huzariens. Le thème des ruines se transforme en une « archéologie du futur ».

Il s’agit d’un moment fondateur de l’histoire de la science-fiction. Jules Verne ou son fils Michel s’inspire par exemple de Huzar pour écrire L’Éternel Adam, qui narre la découverte dans un futur indéterminé d’un texte décrivant l’engloutissement de notre civilisation. On y apprend comment notre espèce doit sa survie à un petit nombre d’humains qui oublièrent peu à peu leur histoire. Le caractère édifiant et le procédé du « futur au carré » de la littérature de science-fiction, le thème des ruines du futur (de Ravage de Barjavel à La planète des singes de Pierre Boule), tous ces thèmes centraux dans la littérature et le cinéma post-apocalyptique contemporaine peuvent être placés dans la filiation lointaine d’Eugène Huzar.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025. Il est largement inspiré de l’introduction à l’édition de La fin du monde par la science de Eugène Huzar (Paris : Ere, 2008), intitulée « Eugène Huzar et la genèse de la société du risque ».

Lien permanent

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