La Découverte australe par un homme volant

Bibliothèque nationale de France
Victorin prenant son vol
Pressentie par les Grecs, imaginée par Marco Polo, qui la disait riche, la Terre australe demeure un objet de fantasmes. Sur les cartes, elle figure comme un continent qui équilibre le globe. Ce « vide » géographique, nommé Terra Australis Incognita, est investi par des productions littéraires plus ou moins utopiques. Au 17e siècle, cette quête stimule les explorations. L’Espagnol Luis Vaez Torres longe la Nouvelle-Guinée et frôle l’Australie. Venant du Cap, des navigateurs hollandais abordent par l’ouest l’Australie, terre baptisée Nova Hollandia, et dessinent les contours de l’île dès 1655. Mais le mythe persiste. Ce n’est qu’à partir de 1766 que les voyages de l’explorateur et cartographe anglais James Cook permettront d’établir un relevé détaillé des nombreuses îles et côtes de la région australe.
Dans La Découverte australe par un homme volant de Rétif de la Bretonne, Victorin explore non pas les terres australes réelles décrites par le capitaine Cook, mais des terres imaginaires, utopiques, appelées la « Mégapatagonie ». Il s’y rend non en bateau mais en volant, grâce à un engin fabriqué de ses propres mains, qui lui donne l’air de marcher dans les airs :
« Une large et forte courroie, qu’il avait fait préparer au Bourrelier, lui ceignait les reins ; deux autres plus petites, attachées à des brodequins, lui garnissaient latéralement chaque jambe et chaque cuisse, puis venaient passer dans une boucle de cuir, fixée à la ceinture des reins ; deux bandes fort larges se continuaient le long des côtes, et joignaient un chaperon, qui garnissait les épaules par quatre bandes, entre lesquelles passaient les bras. Deux fortes baleines mobiles, dont la base était appuyée sur les brodequins, pour que les pieds pussent les mettre en jeu, se continuaient sur les côtés, assujettis par de petits anneaux de bois huilés, et montaient au-dessus de la tête, afin que le taffetas des ailes se prolongeât jusque-là. Les ailes, attachées aux deux bandes latérales extérieures, étaient placées de façon qu’elles portaient l’Homme dans toute sa longueur, y compris la tête et la moitié des jambes. Une sorte de parasol très pointu, et qui dans son extension, était retenu par dix cordons de soie, servait à faire avancer, à aider à lever la tête, ou à prendre une situation tout à fait perpendiculaire. Comme l’Homme-volant devait pouvoir faire usage de ses deux mains, le ressort qui donnait le mouvement aux mailes était mis en jeu par deux courroies qui passaient sous la plante de chaque pied, de sorte que pour voler, il fallait faire le mouvement ordinaire de la marche, mouvement qui par conséquent pouvait s’accélérer et se ralentir à volonté. » (Nicolas Edmé Rétif de La Bretonne, La Découverte aistrale par un un homme volant ou Le Dédale français, 1781).
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Un roman utopique
Tout commence par une histoire assez classique d’amours contrariées : Victorin, le héros, est amoureux de Christine, fille de son Seigneur, qu’il enlève grâce à une machine volante pour la transporter sur le « Mont-Inaccessible », première étape pour la création d’une société nouvelle. Le roman d'amour se métamorphose alors en roman utopique.

Portrait de Nicolas Edmé Restif de La Bretonne
Nicolas-Edmé Rétif de La Bretonne voit le jour à la campagne, au sein d'une famille de paysans. Il devient ensuite ouvrier typographe à Auxerre avant de s'établir à Paris où son activité lui permet de fréquenter écrivains et philosophes tels que Beaumarchais ou Louis-Sébastien Mercier. Autodidacte, attaché à évoquer le monde populaire des ouvriers et des paysans, Rétif de La Bretonne est l'auteur d'une œuvre originale. Marginal, débauché, connu pour son caractère ombrageux et instable, il provoque le scandale et doit déménager sans cesse.
Il remporte un certain succès avec Le Paysan perverti paru en 1775 et il est notamment connu aujourd'hui pour ses Nuits de Paris, témoignage de ses errances dans le Paris des bas-fonds. Il finit sa vie seul, abandonné de ses amis et dans une extrême pauvreté, ruiné après la Révolution en raison de la dépréciation des assignats.
Très critiqué à son époque, on lui a donné comme sobriquet « le Voltaire des femmes de chambre » ou « le Rousseau du ruisseau ».
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Carte du monde en forme de cœur montrant la Terre australe
Astronome et mathématicien, titulaire dès 1531 de la première chaire de mathématiques du Collège de France, Oronce Finé (1494-1555) est l’un des premiers savants français à faire œuvre de cartographe. Cette rarissime mappemonde en forme de cœur appartient à un groupe de dix-huit cartes en projection cordiforme éditées entre 1511 et 1566. Inspiré de l’une des projections décrites par Ptolémée (2e siècle après J.-C.), ce système de projection fut codifié par un mathématicien de Nuremberg, Johannes Werner (1468-1528), dans un opuscule daté de 1514. Cette carte s’inscrit donc parmi les nombreuses recherches menées par les géographes du 16e siècle pour représenter la sphère terrestre sur un plan.
Sur le plan des connaissances géographiques, la mappemonde traduit les incertitudes et les hypothèses de l’époque : l’Amérique du Nord est reliée à l’Asie et une vaste Terra Australis, continent imaginé pour équilibrer le poids des masses terrestres septentrionales, a été dessinée. Les savants croyaient en effet qu’un continent austral occupait toute l’extrémité de l’hémisphère sud. L’idée de la Terre comme sphère supposait qu’un équilibre des masses soit assuré par un vaste continent dans la région du pôle Sud en contrepoids des terres du Nord. Cette pensée antique des Antipodes resurgit à la Renaissance. Les découvertes du 15e siècle permettant de franchir l’Équateur, on s’attendait à trouver un continent, non loin des parties connues de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Asie. Magellan crut le voir lors de l’excursion du détroit éponyme, mais il toisait la Terre de Feu. Fine imagina une vaste « terra australis nuper inventa sed nondum plene examinata », soit les Terres australes autrefois découvertes mais pas encore explorées.
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L'ingéniosité du héros lui permet de construire une machine volante qui donne le pouvoir de s’affranchir de la pesanteur et l’histoire bascule vers une dimension fantastique. Avec quelques compagnons auxquels il a appris à voler, Victorin part pour les terres australes.
Sois juste envers ton Frère ; c’est-à-dire, n’en exige rien, ne lui fais rien que tu ne veuilles donner toi-même, ou que tu ne veuilles qu’on te fasse.
Une société utopique y est fondée, constituée d’hybrides et d’hommes-animaux, imaginant une série d’intermédiaires entre l’homme et l’animal : les Patagons (hommes géants), les hommes-ours, les hommes-chiens, les hommes-cochons...Quelques décennies plus tard, les descendants de cette communauté fondée par Victorin et nommés les Christiniens découvrent une nouvelle terre, la Mégapatagonie, régie par le bien commun.
Un récit symbolique
Le récit dessine un véritable parcours initiatique, l'envol de Victorin signifiant symboliquement qu'il s'empare d'une liberté nouvelle qui le libère d'un monde étouffant. Rétif floute les frontières, met en résonance différents univers entre le visible et l’invisible, le réel et la fiction, tout comme il associe littérairement fantastique, science-fiction et voyage de découverte.

Terres Australes. Grande et Petite Jave, au sud des Moluques
La principale originalité de cette cosmographie est de consacrer un quart de ses cartes régionales au mythique continent austral. Joignant la «Grande Jave» (territoire imaginé par les cartographes normands au sud de Sumatra) à la Terre de feu découverte par Magellan, ce continent était supposé faire contrepoids aux masses terrestres de l’hémisphère septentrional. Déclinée en douze planches, cette fiction cartographique, «faite par imagination» comme le reconnaît l’auteur dans son commentaire, s’appuie sur des reconnaissances partielles d’îles ou îlots bien réels, mais artificiellement raccordés entre eux. Elle se veut prospective, anticipant sur les progrès à venir des connaissances géographiques, tout en alertant le navigateur sur un potentiel danger immédiat. Sa riche iconographie est composite, le dessinateur donnant libre cours à son imagination. Il juxtapose ainsi faune fabuleuse et races monstrueuses issues de traditions antiques et médiévales, peuples orientaux civilisés issus de Marco Polo et sauvages nus inspirés des Tupinamba du Brésil.
Les Grande et Petite Jave sont caractéristiques de la cartographie normande. Certains historiens y ont vu l’indice d’une découverte de l’Australie dès le 16e siècle. Elles sont peuplées d’«idolâtres», nous rapporte le texte, qui cultivent et font commerce de plusieurs «espiceries», tel le clou de girofle. On aperçoit à gauche une embarcation à voile transportant des épices. Les vêtements des personnages mélangent de belles étoffes orientales et des parures de plumes…
© Service historique de la Défense
© Service historique de la Défense

Vue de la Nouvelle-Cythère, découverte par M. de Bougainville en 1768
Au début du 18e siècle, l’océan Pacifique où les Européens n’ont qu’un seul comptoir, aux Philippines, reste en partie méconnu. Les débats sur l’existence d’un continent austral sont relancés, de nouvelles explorations engagées. En 1766, Bougainville embarque avec un cartographe, un astronome et le naturaliste Commerson pour le premier voyage scientifique français autour du monde. Terminé en 1769 après une abominable traversée du Pacifique, le voyage de Bougainville laisse entier le mystère des terres australes. Mais grâce à lui, la France a connu Tahiti.
Bougainville aborde à Tahiti le 6 avril 1768. Le lendemain, dans son journal de navigation, il s’extasie devant « la douceur du climat, la beauté du paysage, la fertilité du sol partout arrosé de rivières et de cascades, la pureté de l’air ». Tout, selon lui, « inspire la volupté ». Et de baptiser cette terre paradisiaque « Nouvelle Cythère », du nom de l’île grecque consacrée à Aphrodite qui passait pour le pays idyllique de l’amour et du plaisir.
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Le roman est contemporain des récits de voyage si nombreux au 18e siècle, notamment ceux de Cook, Bougainville ou La Pérouse, et pose la question philosophique d’une utopie qui prend la forme d’un bonheur imposé à tous, dérive interrogée par plusieurs écrivains au début du 20e siècle.
Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015)
Lien permanent
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