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Prophètes et prophétismes
Les Apocalypses en Chine
![Le quatrième enfer du roi Wuguan wang](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/TIlK448D/uploads/media/image/20250127130110000000_10_500890_ret.jpg)
© GrandPalaisRmn (MNAAG, Paris) / Thierry Ollivier
Le quatrième enfer du roi Wuguan wang
En Chine, la conception des enfers s’enrichit sous l’influence du bouddhisme tout en conservant sa spécificité : celle d’une bureaucratie céleste calquée sur l’administration impériale.
Dix rois dominent les enfers : dix cours de justice devant lesquelles le défunt est amené à comparaître afin de répondre des actes de sa vie et d'endurer ses châtiments. Le quatrième roi, Wuguan wang est appelé le « roi des cinq offices ». Il préside ici son tribunal, s'entretenant avec l'un des fonctionnaires qui l'assistent dans sa charge, tandis qu'au registre inférieur de l'image des démons supplicient les pécheurs.
© GrandPalaisRmn (MNAAG, Paris) / Thierry Ollivier
Une tradition bimillénaire
La Chine possède une authentique tradition eschatologique et messianique dont les racines remontent à l’Antiquité. Zhuangzi, le célèbre philosophe du 4e siècle avant notre ère, évoquait déjà un déluge et une conflagration susceptibles de détruire l’univers et auxquels seuls les Hommes Parfaits surviraient.
Le plus ancien soulèvement messianique historiquement connu eut lieu en l’an 3 avant notre ère. Bien d’autres mouvements de même type éclateront sporadiquement au cours des deux millénaires suivants, certains assez puissants pour mettre à mal les gouvernements, voire provoquer la chute de dynasties régnantes.
Les Apocalypses du taoïsme et du bouddhisme
Ce sont les Apocalypses produites durant le haut Moyen Âge (3e-6e siècles) par les deux grandes religions chinoises – le taoïsme et le bouddhisme – qui nous renseignent au mieux sur l’imaginaire messianique et eschatologique des Chinois.
Le taoïsme, religion « autochtone » de la Chine, et le bouddhisme, religion importée de l’Inde et de l’Asie centrale et solidement implantée dans tout le territoire chinois, sont alors en pleine expansion. Ils rivalisent dans une production massive de textes sacrés. Révélations d’origine cosmico-divine pour les uns, transcriptions de la parole du Bouddha pour les autres, ces centaines d’écrits saints et de sutras ont pour objectif d’assurer le salut des individus en ce monde et dans l’autre. Parmi eux, une dizaine d’écrits apocalyptiques ont survécu, certains sous forme de manuscrits tels ceux découverts dans la fameuse « grotte aux manuscrits » du majestueux site médiéval de Mogao, à Dunhuang, au nord-ouest de la Chine, sur l’ancienne Route de la soie.
![Paul Pelliot dans la niche aux manuscrits (ou grotte 17) de Dunhuang](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/5xfCQV13/uploads/media/image/20230829180617000000_pelliot_cave163.jpg)
Paul Pelliot dans la niche aux manuscrits (ou grotte 17) de Dunhuang
En 1908, sur le site de Dunhuang, au confins orientaux de la Chine, le sinologue Paul Pelliot découvre dans une grotte une incroyable collection de rouleaux anciens.
« Enfin la clef arriva, et le 3 mars, pour le mardi gras, je pus entrer dans le saint des saints ; je fus stupéfié. Depuis huit ans qu’on puise à cette bibliothèque, je la croyais singulièrement réduite. Imaginez ma surprise en me trouvant dans une niche d’environ 2,50 m en tout sens et garnie sur trois côtés, plus qu’à hauteur d’homme, de deux et parfois trois profondeurs de rouleaux. D’énormes manuscrits tibétains serrés entre deux planchettes par des cordes s’empilaient dans un coin ; ailleurs des caractères chinois et tibétains sortaient du bout des liasses. Je défis quelques paquets. Les manuscrits étaient le plus souvent fragmentaires, amputés de la tête ou de la queue, brisés par le milieu, parfois réduits au seul titre ; mais les quelques dates que je lus étaient toutes antérieures au 11e siècle, et dès ce premier sondage, je rencontrais quelques feuilles d’un pothî en brahmi et d’un autre en ouigour. Mon parti fut vite pris. L’examen au moins sommaire de toute la bibliothèque s’imposait, où qu’il dût me mener. De dérouler d’un bout à l’autre les quelque I5 000 à 20 000 rouleaux qui se trouvaient là, il n’y fallait pas songer ; je n’en eusse pas vu la fin en six mois. Mais je devais au moins tout ouvrir, reconnaître la nature de chaque texte, et quelles chances il offrait d’être nouveau pour nous ; puis faire deux parts, l’une de crème, de gratin, de ce qu’il fallait se faire céder à tout prix, et l’autre qu’on tâcherait d’obtenir, tout en se résignant, le cas échéant, à la laisser échapper. Malgré que j’aie fait diligence, ce départ m’a pris plus de trois semaines. Les dix premiers jours j’abattais près de 1000 rouleaux par jour, ce qui doit être un record : le 100 à l’heure accroupi dans une niche, allure d’automobile à l’usage des philologues. J’ai ralenti ensuite. D’abord j’étais un peu fatigué, la poussière des liasses m’avait pris à la gorge ; et aussi mes négociations d’achat m’incitaient à gagner du temps, autrement dit à en perdre. Un travail aussi hâtif ne va naturellement pas sans quelque aléa ; des pièces ont pu m’échapper, qu’à plus mûr examen j’aurais aimé m’annexer. Toutefois, je ne pense pas avoir rien négligé d’essentiel. Il n’est pas seulement un rouleau, mais un chiffon de papier, – et Dieu sait s’il y avait de ces loques, – qui ne m’ait passé par les mains, et je n’ai rien écarté qui ne m’ait paru sortir du cadre que je m’étais tracé ! »
(Extrait d’une lettre adressée par Paul Pelliot à Emile Sénart relative à son accès à la grotte-bibliothèque et au travail qu’il y effectua, 1908)
© Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2023
© Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2023
![Vue des grottes de Dunhuang](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/HsZ3dTpO/uploads/media/image/20230830123310000000_bpt6k6533961z_f47.jpg)
Vue des grottes de Dunhuang
Dunhuang se situe aux confins occidentaux de la Chine, sur l'ancienne voie commerciale de la route de la soie. Dans le grand site rupestre bouddhique de Mogao, la grotte 17 a livré des milliers d’archives et de documents religieux datant du 1er millénaire. Elle fut notamment étudiée en 1908 par Paul Pelliot, qui évoque sa découverte dans une lettre à Émile Sénart : « Il y a là, non pas sans doute plus de mille grottes comme disent les inscriptions, mais près de cinq cents et si un bon nombre sont tout à fait délabrées et sans intérêt, il en est d'autres, et non des moindres, qui s'offrent à nous avec leurs peintures, leurs statues, les portraits et les noms des donateurs, telles qu'elles furent aménagées du 6e au 10e siècle. À lui seul, le Ts'ien-fo-tong vaut le voyage... » (Cité dans Marie-Rose Séguy, Trésors de Chine et de Haute Asie : centième anniversaire de Paul Pelliot [cat. exp. Paris, Bibliothèque nationale, 20 septembre-28 décembre, 1979], Paris : BnF, 1979).
Bibliothèque nationale de France
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Ces Apocalypses émanent généralement de mouvements sectaires formés en marge des grands courants du taoïsme ou du bouddhisme. Les prophéties qu’elles contiennent sont, dans leurs grandes lignes, celles de toute eschatologie apocalyptique : prolifération des forces du mal, extermination des pécheurs et destruction totale de l’univers, avènement d’un sauveur surnaturel dans un nouveau monde paradisiaque peuplé des seuls élus.
Pour les taoïstes, ce leader messianique n’est autre que Laozi, l’illustre sage de la haute antiquité devenu un dieu cosmique omnipotent, le Seigneur Lao aussi appelé Seigneur Parfait ou Li Hong. Pour les bouddhistes, c’est Maitreya, le « futur bouddha » ou bien un bodhisattva nommé Enfant Clarté Lunaire (Yueguang tongzi) qui sont attendus. Tout comme Li Hong pour les taoïstes, Maitreya et Clarté Lunaire apparaîtront une fois que le monde aura été lavé de toute souillure pour inaugurer une ère nouvelle, gouvernée par la Vraie Loi ou dharma.
![Le seigneur Lao (Laojun), ou Laozi divinisé](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/4ztjQbg8/uploads/media/image/20250123144511000000_sc136179.jpg)
Le seigneur Lao (Laojun, ou Laozi divinisé), 587 ap. J.-C.
Sur cette sculpture, Laozi est représenté sous sa forme divinisée, entouré de deux assistants, peut-être Zhang Daoling et Yin Xi qui auraient reçu chacun une révélation du fondateur du taoïsme. Il porte le bonnet taoïste et une barbe ; dans ses mains disparues se trouvait sans doute un chasse-mouche tandis qu'un bras reposait sur un accoudoir à trois pieds. La sculpture emprunte à l'iconographie bouddhiste le trône en forme de lotus inversé et le halo également en forme de lotus. Au bas se trouve la dédicace du commanditaire : « ...le laïc taoïste Su Zun a respectueusement fait réaliser une sculpture de Laojun afin que, dans les hautes sphères, sept générations de ses ancêtres, hommes et femmes, les parents qui lui ont donné naissance, ainsi que tous ses dépendants et proches, puissent atteindre la Voie en même temps. »
Le style frontal et vigoureux de cette sculpture est caractéristique de celui de la dynastie Sui, qui unifie la Chine en 581 et règne jusqu'en 618.
Photographie : Boston Museum of Fine Arts, domaine public
Photographie : Boston Museum of Fine Arts, domaine public
![Le bodhisattva Maitreya](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/sF4OvCDV/uploads/media/image/20250123151112000000_dp170267.jpg)
Le bodhisattva Maitreya, vers 480-490
Dans le bouddhisme, les bodhisattvas sont des êtres qui ont déjà atteint l'état d'éveil (bodhi) et mis fin au cycle des réincarnations. Mais mûs par la compassion, ils interrompent le processus d'éveil pour veiller sur les hommes.
Plusieurs bodhisattvas ont été vénérés en Chine. Sous la dynastie des Wei du Nord, qui règne entre 386 et 534, le bouddhisme devient religion d'État et la figure du bodhisattva Maitreya, censé revenir sur terre à la fin de la présente période cosmique, a été particulièrement vénérée, notamment dans les grottes de Yunang. Cette sculpture est représentative de cette période, où les formes venues de l'Inde laissent place à un style moins rond et plus linéaire. Le bodhisattva est assis, jambes croisées, effectuant d'une main le geste de l'absence de crainte et de l'autre, celui du don.
Photographie : Metropolitan Museum of Art, domaine public
Photographie : Metropolitan Museum of Art, domaine public
La grande Apocalypse taoïste : le Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales
Les sanglots résonnent sur les routes […], les cadavres s’amoncellent dans les champs.
Chef d’œuvre du genre, le Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales est apparu au début du 5e siècle sous le pinceau d’un visionnaire anonyme appartenant à une organisation dissidente de l’Église taoïste des Maîtres Célestes. Cette secte des Trois Grottes était alors active au sud de la Chine.
![Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/mowVOrDB/uploads/media/image/20250123154642000000_pelliot_chinois_3233_btv1b8302383r_f3_ret.jpg)
Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales
Ce manuscrit du 8e siècle a été retrouvé au début du 20e siècle à Dunhuang, dans le grand site rupestre bouddhique de Mogao, aux confins occidentaux de la Chine. La grotte 17 où il était entreposé et qui fut découverte au début du 20e siècle, a livré des milliers d’archives et de documents religieux datant du 1er millénaire.
L’ouvrage est l'une des plus anciennes apocalyses chinoises. Il émane d’une secte taoïste active au début du 5e siècle, période d’intense ferveur religieuse dans une Chine divisée en plusieurs dynasties rivales.
Bibliothèque nationale de France
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Transmis par voix divine, son ouvrage se présente comme le livre saint absolu, doté de tous les pouvoirs et seul capable de sauver l’humanité des affres de la fin des temps. Au fil de ses vingt chapitres, il enchaîne prédictions catastrophiques et exhortations. Le grand cycle cosmique est parvenu à son terme. Le déluge final est imminent. Désordres et afflictions – guerres, invasions barbares, banditisme, vendettas, exactions, corruption politique, emprisonnements, châtiments, conflits familiaux, famines, et autres calamités – ont atteint leur paroxysme. Sous l’effet de la dégénérescence morale, les perturbations cosmiques et les catastrophes naturelles se multiplient.
Le monde n’est plus que tourmente. Le soleil et la lune ont perdu leur cycle normal. Les cinq céréales ne mûrissent plus. Une multitude de gens, contraints au vagabondage, périssent…
Par-dessus tout, ce sont les épidémies et les maladies qui font des ravages. Elles sont propagées par des hordes de démons (gui) qui déferlent sur terre par dizaines et centaines de millions.
![Démon à une jambe et quatre têtes](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/nrZYU9RH/uploads/media/image/20250123155821000000_0_or_8210_s_6216_recto_0_0_ret.jpg)
Démon à une jambe et quatre têtes, dynastie Tang (618-907)
Ce démon à une jambe et quatre têtes figure dans un ouvrage de médecine magique, le Fabing shu, compilé à l'époque Tang (618-907). Ce manuscrit a été découvert parmi les milliers de documents médiévaux murés dans l’une des grottes du grand site rupestre bouddhique de Mogao, à Dunhuang, sur l’ancienne Route de la soie. Ses grottes ont livré des milliers de documents, aussi bien religieux que quotidiens.
© British Library
© British Library
![Almanach chinois](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/Efsguq9q/uploads/media/image/20250123162607000000_almanach_ret.jpg)
Démons des maladies dans un almanach chinois, 877
Ce document provient du grand site rupestre bouddhique de Mogao, à Dunhuang, oasis du nord-ouest de la Chine. Il fut découvert dans l’une de ses grottes-sanctuaires parmi des milliers de documents religieux et d’archives.
Daté de l’an 877, ce calendrier-almanach imprimé présente de nombreuses recettes magiques accompagnées de tableaux, de diagrammes divinatoires, de talismans et d’images. Au centre de cette image, on aperçoit ainsi cinq démons des maladies.
© British Library
© British Library
Le texte en dresse de longues listes, dévoilant leurs identités et leurs capacités de nuisance : démons cyclopes à trois têtes, à la bouche et aux yeux verticaux, avec trois pieds et douze mains, bicéphales, manchots, lilliputiens ou géants. Armés de gourdins, de poignards ou de cordes, ils mènent des raids destructeurs.
D’aucuns se font poissons ogres, oiseaux géants, insectes ou cerfs. Ils envahissent les cieux et les dix directions de l'univers, les montagnes et les rivières, disséminant pathologies et autres tourments mortifères.
L’ouvrage exhorte sans relâche les populations à se convertir de toute urgence. Chacun doit impérativement recevoir ce Livre des Incantations Divines, seul et unique passeport pour le salut. Il convient de lui rendre un culte sur l’autel familial et de le diffuser. Les réfractaires, ceux qui refusent l’initiation et tournent le dos à la Vraie Loi, sont décrétés démoniaques. Beaucoup portent les marques de leur nature viciée, qu’ils soient infirmes, handicapés, bossus, débiles ou disgraciés au point que leur simple vue « donne envie de vomir ». Tous ces « cadavres ambulants », de même que les étrangers « barbares », sont voués à disparaître.
L’eau va monter à des dizaines de milliers de toises. Les infidèles seront dévorés par les poissons et les tortues ; aucun n’en réchappera…
Quant aux fidèles, ceux qui sont légitimement en possession du livre saint et sont donc des immortels en puissance, promesse leur est faite qu’ils pourront tous, sans exception, échapper au déluge en trouvant refuge dans les montagnes. Là, ils embarqueront dans des chars attelés de dragons pour gagner le royaume parfait du Seigneur Li Hong, un univers merveilleux, entièrement refait à neuf où prévaudront l’abondance et l’égalité absolue. Il n’y aura plus ni distinction d’âge ou de sexe. Tous, pareillement beaux et vertueux, deviendront hauts fonctionnaires ! De ce peuple élu ou « peuple-semence » éclora une nouvelle humanité sans tares ni défauts.
Les Apocalypses du bouddhisme médiéval
Élitisme et démonisme sont aussi au cœur de l’eschatologie bouddhique de la même époque. Le Sutra de Consécration (milieu du 5e siècle) décrit les légions de démons exterminateurs qui font irruption à la faveur du chaos moral, social et politique caractérisant le troisième et dernier kalpa, période du temps cosmique. C’est ainsi que le mal va éradiquer le mal. Après l’ultime cataclysme, un moine (bhiksu) arrivera porteur de l’écrit saint gravé en lettres d’or sur des tablettes en bois de santal afin d’assurer le salut de tous les fidèles, religieux et laïcs.
Un siècle plus tard, le Sutra du moine Shouluo, lui aussi révélé par le Bouddha, déplore la recrudescence de fléaux démoniaques, signes patents de la fin du dharma. Il prédit la parousie imminente du bodhisattva-messie Enfant Clarté Lunaire et l’inauguration d’un nouveau grand kalpa.
![Sûtra des dix rois de l’enfer](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/ON17DrEN/uploads/media/image/20221004172521000000_c084a.jpeg)
Sûtra des dix rois de l’enfer, 10e siècle
Le Sûtra des dix rois, absent du Canon bouddhique, connut un retentissement important en Chine. L’iconographie du Sûtra des dix rois avait d’abord été conçue pour illustrer une série de rituels décrits dans un sûtra apocryphe des paroles du Bouddha sur la prophétie des quatre ordres au roi Yama, à l’occasion des sept fêtes préparatoires à la renaissance dans la Terre pure. Selon ce rituel, les fidèles étaient invités à faire de leur vivant des offrandes bimensuelles aux rois des enfers et, après le décès d’un proche, une tous les sept jours à chacun des sept premiers souverains, puis au huitième cent jours plus tard, au neuvième lors du premier anniversaire du décès et au dixième pour le jour du troisième anniversaire ; après sa mort et jusqu’à sa renaissance, l’âme du trépassé errait dans un monde souterrain et comparaissait devant dix cours de justice successives ; le jugement final était prononcé au terme de ces trois années ; entre-temps, de multiples tortures menaçaient les âmes pécheresses qui se mouvaient dans un purgatoire de souffrance. En fonction du verdict définitif, l’âme pouvait renaître ou être libérée.
Le rouleau illustre ce parcours du défunt aux enfers. L’iconographie du Sûtra des dix rois donne à connaître la conception que l’on se faisait du monde de l’au-delà, à partir du milieu du 8e ou du début du 9e siècle. Calquée sur la bureaucratie impériale imposée aux vivants, une autre, parallèle, structurait le monde des morts ; cet univers souterrain était quadrillé par des fonctionnaires qui tenaient des registres de tous les événements de la vie et de la mort ; les tribunaux, présidés chacun par un magistrat suprême, un des dix rois, aidé de clercs aux mines sévères, administraient la justice implacable de la loi du karma.
Adoptée par les bouddhistes, la piété filiale, prônée par les confucéens qui en faisaient l’une des vertus cardinales, devait s’exercer envers les parents de leur vivant et se poursuivre après leur disparition. Les âmes pouvaient être, sinon sauvées, du moins soulagées par le comportement approprié de leurs proches ; il était demandé à ceux-ci de se conformer aux prescriptions rituelles mais plus encore de fournir des cadeaux à chacun des dix souverains infernaux. Le texte même du Sûtra des dix rois est très explicite : si les parents du défunt envoyaient des offrandes, celui-ci se réincarnerait dans un être plus noble ou renaîtrait dans les terres bienheureuses, malgré les péchés commis. Mais à l’inverse, ne pas verser de contribution impliquait qu’aucune rémission ne viendrait adoucir le sort qui attendait le misérable. Ce principe est renforcé visuellement sur le rouleau qui dépeint, au premier plan de plusieurs scènes, les âmes pécheresses qui, par surcroît, sont abandonnées de leur parentèle. Les fidèles ayant mené une existence exemplaire, ou qui sont secourus par les vivants, semblent, quant à eux, se déplacer allègrement.
Pour rendre un culte convenable aux morts, il fallait participer régulièrement aux cérémonies rituelles, et apporter sa contribution d’offrandes sous de multiples formes telles que la copie de sûtras, en particulier celle du Sûtra des dix rois, les dons monétaires en espèces ou en rouleaux d’étoffe, la reproduction d’images saintes. Les nombreux exemplaires de ce texte non canonique témoignent du respect de cette prescription funéraire en matière de copies d’offrande.
Plus qu’aucune autre doctrine, le bouddhisme a su capter l’attention des individus désemparés, canaliser leurs angoisses, les captiver par l’image, leur offrir l’espoir du salut. Ce rouleau est d’autant plus intéressant que seules y figurent les illustrations, nécessairement accompagnées d’un commentaire oral laissé à la discrétion du moine qui le déroulait devant la famille du défunt. Par leur format, les rouleaux à peinture permettaient aux moines ou aux conteurs de se déplacer auprès d’un public qui ne fréquentait pas obligatoirement les sanctuaires bouddhiques et de diffuser des enseignements religieux auprès de populations peu instruites. Chaque feuillet de ce rouleau présenté au public illustre une scène qui mesure 43 centimètres.
Les deux premiers feuillets (à droite) servaient d’introduction, présentant le lieu, les protagonistes et les enjeux du drame. L’image de Ksitigarbha, le boddhisatva qui a fait vœu de sauver les âmes damnées, occupe le centre du frontispice qui couvre le premier feuillet, il est le seul capable de délivrer du tourment ceux dont les descendants accomplissent les rites et font les offrandes appropriées. Vêtu de son châle et puissamment nimbé, assis en majesté sur un trône de lotus et sous un dais, il préside l’éminente assemblée composée des dix rois-juges infernaux. Les rois sont assis respectueusement sur des nattes, de part et d’autre, tenant leur tablette officielle comme pour une audience impériale, tels des fonctionnaires dont ils ont la coiffure et le vêtement ; au premier plan, les deux garçons du Bien et du Mal notent chaque action de l’existence ; à leur côté se trouve le moine Daoming, un rescapé des enfers, ainsi que deux lions placés symétriquement, cet animal étant un compagnon de Ksitigarbha ; on remarque que tous les cartouches préparés ont été laissés vides.
Le deuxième feuillet montre un inquiétant cavalier noir au galop, portant un sinistre étendard. Il n’est autre que le messager du roi des enfers Yama, envoyé vers les habitations frappées d’un décès pour surveiller que les descendants se conforment aux rites prescrits ; à gauche, un fonctionnaire est justement occupé à compulser l’un des nombreux registres des actes de piété qu’il a sur son bureau, détail iconographique qui ne se retrouve sur aucun autre rouleau. Tout un feuillet est réservé à la présentation de ces deux personnages ; on peut imaginer qu’elle permettait au moine de s’appesantir sur la scène et ses implications sans que le public ne soit distrait par la suite.
Le feuillet suivant montre la première cour de justice, un lieu semble-t-il très fréquenté. À droite, un groupe est en attente de jugement tandis qu’au premier plan, plus visible pour les spectateurs, se trouvent deux malheureux que le juge a condamnés au port de la cangue ; un fidèle présente respectueusement au roi une copie votive qui lui garantira un verdict clément ; on remarque, dans ces tableaux, une profusion de rouleaux.
Le feuillet suivant (à gauche de l’image) montre, à nouveau, les âmes pécheresses au premier plan, ôtant leurs vêtements avant de traverser la rivière Naihe ; grâce à la statue sainte qu’il porte respectueusement, un défunt franchit le pont en toute quiétude ; toute la scène se déroule sous le regard attentif du juge et d’un gardien à tête de bœuf ; le troisième tribunal est montré en toute frontalité ; une fois de plus, la scène dépeint deux camps, les misérables pécheurs abandonnés de leurs proches et les fidèles vertueux qui peuvent offrir, grâce aux dons de leur famille, des rouleaux ou des images sacrées.
Bibliothèque nationale de France
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Le messianisme réalisé : la théocratie des Maîtres Célestes
![Le Maître Céleste Zhang Daoling](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/0cCJTvpW/uploads/media/image/20250124102958000000_princeton_ret.jpg)
Zhou Wenjing, Le Maître Céleste Zhang Daoling, 1755
Au 2e siècle ap. J.-C., le Maître Céleste Zhang Daoling met en place une théocratie au sud-ouest de la Chine. Déclarant avoir reçu son investiture du dieu Laozi descendu sur terre en l'an 142, il se considère comme le dépositaire d'une mission de salut universel : éradiquer les forces du mal et instaurer un nouvel ordre cosmique sous l’égide du taoïsme. Si le versant politique de ce mouvement tourne rapidement court, cette théocratie ne durant qu'une trentaine d'années, son organisation religieuse connaîtra une rapide expansion dans toute la Chine pour devenir la grande Église taoïste des Maîtres Célestes, toujours active de nos jours.
Photo : Masatsugu Nokubo, domaine public
Photo : Masatsugu Nokubo, domaine public
Avec sa communauté d’élus rigoureusement organisée, cette théocratie taoïste réussit à se maintenir en marge des institutions impériales pendant une trentaine d’années. La secte essaima ensuite dans toute la Chine et s’institutionnalisa pour devenir la grande Église taoïste des Maîtres Célestes, toujours active de nos jours.
Prophètes et empereurs-messies
Au fil des siècles, quantité de prophètes se proclamèrent, eux aussi, émissaires ou incarnations de déités messianiques du taoïsme ou du bouddhisme, déchaînant parfois de violentes insurrections populaires. Le soulèvement des Turbans jaunes en l’an 184 et celui de Sun En, deux cents ans plus tard, furent parmi les plus durement réprimés. À l’époque prémoderne, la très populaire secte bouddhique du Lotus blanc et ses nombreuses branches furent frappées de proscription et persécutées par les autorités impériales, en raison de leur potentiel subversif.
Ironie de l’histoire, il n’est pas rare que les croyances messianiques aient fait le jeu de souverains régnants désireux de légitimer leur « mandat céleste » ou de renforcer leur prestige. C’est ainsi, par exemple, que la célèbre impératrice Wu Zetian (r. 690-705) se fit passer pour une réincarnation du bouddha Maitreya, ou encore que l’empereur Huizong de la dynastie Song (12e s.) fut reconnu comme la personnification d’un dieu taoïste.
![Bouddha monumental de la grotte de Fengxian](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/Hx4rgrHD/uploads/media/image/20250124133352000000_ancient_buddhist_grottoes_at_longmen_fengxian_temple_head_of_manjusri_ret.jpg)
Bouddha monumental de la grotte de Fengxian, 672-674
Les grottes de Longmen se situent en Chine, dans la province du Henan, près de la ville de Luoyang. Creusées à la période des Wei du Nord, ces 2300 grottes et niches constituent un ensemble bouddhique unique. Elles ont été complétées sous les Tang par la monumentale grotte de Fengxiansi. Dans celle-ci prend place un ensemble de sculptures bouddhiques commandées par l'impératrice Wu Zetian, fervente disciple et promotrice du bouddhisme. La principale statue mesure par moins de 17 mètres de haut et pourrait avoir été dotée du visage de l'impéatrice.
Le site est classé sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 2000.
Photographie : Gary Todd, flickR / CC 1.0
Photographie : Gary Todd, flickR / CC 1.0
![Portrait de l'empereur Huizong assis](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/RkL5fLxk/uploads/media/image/20250124140552000000_c2a000307n000000000paa_ret.jpg)
Portrait de l'empereur Huizong assis, début du 12e siècle
Ce portrait de l'empereur Huizong le montre dans l'attitude modeste d'un administrateur, vêtu d'une simple robe rouge et d'un bonnet officiel de gaze noire, assis sur une chaise. Ses pieds reposent sur un repose-pied soigneusement décoré, en laque ou en bois peint.
La peinture contraste avec ce que la tradition historique chinoise raconte de l'empereur, dont le règne, controversé, est souvent jugé sévèrement. Marqué par un désastre politico-militaire qui le conduit à mourir en captivité, il constitue un apogée artistique. Peintre, calligraphe et poète, Huizong aurait contribué à un déploiement de faste et de luxe au détriment de la sécurité de l'empire. Néanmoins, les historiens relativisent aujourd'hui cette légende noire, mettant en avant ses réformes sociales et sa volonté de centralisation politique, qui passe par une valorisation du taoïsme.
La pérennité des utopies millénaristes
![Rumeurs d'apocalypse en Chine en 2012](https://cdn.essentiels.bnf.fr/media/images/cache/crop/rc/oTTKwBLH/uploads/media/image/20250124143814000000_rfi_apocalypse_copie.jpg)
Rumeurs d'apocalypse en Chine en 2012
En 1987, en s'appuyant sur le calendrier maya, l’artiste américain José Argüelles prédit la fin du monde pour 2012. Par le biais du film 2012 de Roland Emmerich, la prédiction fait le tour de la planète et trouve en Chine un terreau fertile : création de capsules sphériques anti-apocalypse, construction de bateaux en prévision du déluge. Ces craintes apocalyptiques mènent aussi à un événement dramatique : le meutre de vingt-deux enfants dans une école par un déséquilibré en attente de fin du monde.
© RFI/AFP
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De nos jours, la fin du monde fait plus que jamais recette dans le monde chinois si l’on en juge par les millions d’adhérents que comptent les organisations sectaires telles que la toute-puissante « Voie de l’Unité foncière » (Yiguan dao) ou encore la sulfureuse Roue de la Loi (Falungong). Réajustées aux exigences des sociétés modernes, leurs utopies millénaristes restent fondamentalement celles des fanatiques du Moyen Âge.
Provenance
Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.
Lien permanent
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