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Les apocalypses juives

Un genre littéraire à part entière
Début du Livre de Daniel
Début du Livre de Daniel

Bibliothèque nationale de France

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Dès le 3e siècle avant notre ère, en réaction aux troubles sociopolitiques de l’époque hellénistique puis romaine, et à la croisée de diverses traditions locales et étrangères, un nouveau genre littéraire émerge dans le judaïsme naissant : l’apocalypse, une littérature érudite de résistance, cherchant à répondre à la question du sens de l’Histoire et au problème de la « théodicée », la justice divine.

Un genre littéraire du judaïsme ancien

Le prophète Baruch
Le prophète Baruch |

Bibliothèque nationale de France

S’il vient du mot grec apocálupsis, « révélation », qui est employé au tout début de l’Apocalypse de Jean, le terme « apocalypse » renvoie avant tout, dans l’étude du judaïsme, à un genre littéraire. Sa caractéristique principale est de contenir des révélations célestes attribuée à une figure importante du passé, comme les patriarches Hénoch et Abraham, ou encore les scribes Esdras et Baruch.

L’idée de révélation cachée était en vogue dans le judaïsme du Second Temple, surtout aux époques hellénistique et romaine (de 332 av. J.-C. à 70 ap. J.-C.). À cette période, de nombreux textes ont été composés ou réécrits en les faisant remonter à des grandes figures du passé : c’est le cas des Testaments de Lévi ou d’Abraham ou du livre des Jubilés, une nouvelle écriture du début de la Torah présentée sous la forme d’une révélation divine à Moïse. Plus largement, la notion de révélation cachée s’inscrit dans une tradition ancienne au Proche-Orient, celle d’un type de connaissance acquise par divination.

Salle d'assemblée de la synagogue de Doura Europos
Salle d'assemblée de la synagogue de Doura Europos |

© Philippe Maillard / akg-images

Représentation du temple de Salomon
Représentation du temple de Salomon |

© akg-images / Bible Land Pictures / Jerusalem Z.Radovan

En réaction à une utilisation trop large du terme, les spécialistes ont cherché à mieux définir les caractéristiques du genre « apocalyptique » : selon John J. Collins notamment, les apocalypses mettent en scène, sous la forme d’un récit, une révélation cachée (ésotérique), reçue par une personne du passé par l’intermédiaire d’une figure surnaturelle (céleste) ; cette révélation porte notamment sur le sens caché de l’histoire (dimension temporelle), mais aussi des domaines inconnus du cosmos (dimension spatiale)1.

En ce sens, les plus anciennes apocalypses juives, d’époque hellénistique, sont les Livres d’Hénoch et de Daniel, suivies notamment à l’époque romaine par l’Apocalypse d’Abraham, le Livre des secrets d’Hénoch (ou 2 Hénoch), l’Apocalypse d’Esdras (ou 4 Esdras) et l’Apocalypse de Baruch (ou 2 Baruch).

Les apocalypses et la connaissance du cosmos

Si le terme « apocalypse » évoque aujourd’hui la fin du monde, les révélations des apocalypses juives portent sur des domaines qui dépassent largement la question du sens de l’histoire.

Deux des plus anciennes compositions apocalyptiques ont été rassemblées dans le Livre d’Hénoch : le Livre des Veilleurs et le Traité d’Astronomie. Datant au plus tard du 3e siècle avant notre ère, ils s’attachent à décrire des lieux secrets du cosmos et son fonctionnement caché.

J’y ai vu sept astres pareils à de grandes montagnes embrasées. J’ai questionné à ce sujet l’ange, et il m’a répondu : « C’est ici que prennent fin le ciel et la terre ; cet endroit est devenu une prison pour les astres et les puissances célestes ».

Livre d’Hénoch, 18:13-14, tr. André Caquot.

Livre d’Hénoch, dit Hénoch éthiopien
Livre d’Hénoch, dit Hénoch éthiopien |

Bibliothèque nationale de France

Après avoir évoqué la chute des anges et la corruption du monde qui s’en est suivie, le Livre des Veilleurs relate les voyages d’Hénoch aux confins de l’univers. Il se voit présenter l’enfer des anges, les cavernes où résident les esprits des morts ou encore, les portes du ciel. Plus loin, le Traité d’astronomie  révèle le fonctionnement invisible des astres sous la direction des anges. D’autres voyages supraterrestres sont également décrits dans des apocalypses d’époque romaine (Le livre des secrets d’Hénoch ou l’Apocalypse d’Abraham) et ce thème jouira encore d’une certaine postérité dans la littérature juive ultérieure.

L’intérêt pour la connaissance du monde s’inscrit notamment dans la continuité des traditions plus anciennes de sagesse, qui s’attachent à décrire le bon ordre du monde, le fonctionnement de la société, et la manière adéquate de s’y rapporter, comme dans le Livre des Proverbes. Toutefois, dans la littérature apocalyptique, l’ordre du monde apparaît comme étant perturbé, notamment par l’injustice et l’impiété. Le véritable fonctionnement du cosmos est dès lors occulté, nécessitant des révélations et des explications particulières pour être compris.

Les apocalypses et le sens caché de l’histoire

Les quatre bêtes de la vision de Daniel
Les quatre bêtes de la vision de Daniel |

Bibliothèque nationale de France

Cela dit, toutes les apocalypses juives ne décrivent pas des voyages supraterrestres ou des révélations sur le fonctionnement de l’univers. Ce genre de spéculations est notamment absent du Livre de Daniel, datant du 2e siècle avant notre ère. C’est d’ailleurs probablement ce caractère moins spéculatif qui a permis à cette apocalypse d’intégrer le canon de la Bible hébraïque.

Plus caractéristique du genre apocalyptique est l’importance des conceptions dites « eschatologiques », portant sur la fin du monde et son renouvellement, par la transformation ou par une nouvelle création. Celles-ci incluent en général l’idée d’un jugement dernier de la terre, lorsque Dieu punira les impies (y compris, dans Hénoch, les anges déchus appelés « Veilleurs ») et rétablira les justes, qui bénéficieront d’une forme de vie après la mort.

La terre que les anges ont souillée sera assainie. Annonce la guérison de la terre : on guérira sa plaie, et tous les humains ne périront pas à cause de tout le mystère meurtrier que les Veilleurs ont enseigné à leurs fils. La terre entière a été dévastée par les œuvres apprises d’Azaël : impute à celui-ci tous les péchés.

Livre d’Hénoch, 10:7-8

En cela, les apocalypses se situent dans la continuité des traditions prophétiques plus anciennes, qui s’intéressent tout particulièrement à l’histoire d’Israël et son devenir, présentant déjà l’idée d’un jugement de la terre et d’un renouvellement du monde.

En effet, voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ; ainsi le passé ne sera plus rappelé, il ne remontera plus jusqu’au secret du cœur.

Livre d’Ésaïe, 65:17

Certaines révélations apocalyptiques se présentent d’ailleurs comme l’explicitation de prophéties plus anciennes : par exemple, on lit dans le livre de Jérémie une prophétie qui prédit une intervention divine au bout de soixante-dix années de domination babylonienne, que le Livre de Daniel explique comme renvoyant plutôt à soixante-dix semaines d’années (donc 490 ans !).

Il a été fixé soixante-dix septénaires sur ton peuple et sur ta ville sainte, pour faire cesser la perversité et mettre un terme au péché, pour absoudre la faute et amener la justice éternelle, pour sceller vision et prophète et pour oindre un Saint des Saints.

Livre de Daniel, 9:24

Toutefois, les apocalypses radicalisent le discours eschatologique et le développent notamment avec l’idée d’une vie après la mort ainsi que la conception d’un sens caché de l’histoire. Contrairement aux Prophètes qui appellent à la repentance d’Israël dans le but d’améliorer sa destinée, les apocalypses présentent une vision déterministe de l’Histoire, dans laquelle les différents bouleversements du monde, et notamment la succession des grands empires, sont déjà définis à l’avance.

Je suis venu te faire comprendre ce qui arrivera à ton peuple dans l’avenir, car il y a encore une vision pour ces jours-là.

Livre de Daniel, 10:14

Dans les plus anciennes apocalypses (Livres d’Hénoch et de Daniel), ce déterminisme a aussi une dimension dualiste, dans la mesure où les évènements sur terre dépendent des évènements qui se déroulent dans la sphère céleste, où les anges de Dieu affrontent des puissances hostiles. Dans tous les cas, les bouleversements ne peuvent se comprendre qu’à la lumière d’une révélation céleste sur le grand plan divin qui, malgré les apparences, est en train de s’accomplir.

Un contexte politique troublé

L’importance de la question du sens caché de l’histoire dans les premières apocalypses juives s’éclaire à la lumière de leur contexte historique. Après deux siècles de relative stabilité politique sous l’Empire perse (539–331), l’effondrement de ce dernier lors de la conquête d’Alexandre le Grand ainsi que les nombreuses guerres qui ont suivi la mort du conquérant ont chamboulé l’ordre politique au Proche-Orient, faisant accroitre les formes d’oppressions politico-militaires et d’exploitations socio-économique.

Dans ce contexte les différents peuples se sont tournés vers leurs propres traditions ancestrales, en particulier les traditions divinatoires, pour tenter de comprendre les bouleversements de leurs temps. Des textes comparables à la littérature apocalyptique juive ont ainsi été rédigés en Égypte (la Chronique Démotique, l’Oracle du Potier ou l’Oracle de l’Agneau), en Mésopotamie (la Prophétie dynastique ou la Prophétie d’Uruk) ou en Perse (le Bahman Yasht ou l’Oracle d’Hystaspes).

Chronique démotique
Chronique démotique |

Bibliothèque nationale de France

De façon similaire aux apocalypses juives, ces textes emploient des images pour évoquer l’idée de succession de pouvoirs plus ou moins oppressifs : par exemple l’évocation de différents métaux (l’or, l’argent, le bronze, le fer) présente dans le Livre de Daniel trouve des correspondances notables dans le Bahman Yasht. Les différents maux sur terre qui en résulteront déboucheront ultimement sur l’avènement d’une nouvelle ère de stabilité et de prospérité, parfois sous l’égide d’une nouvelle figure royale.

Mort d’Eléazar-Machabée
Mort d’Eléazar-Machabée |

© Bibliothèque nationale de France

Leur caractère imagé et allusif, jamais entièrement explicite, voire leur style ancien, permettent de mieux présenter ces révélations comme provenant d’un passé lointain. De la sorte, les grands bouleversements du monde apparaissent comme ayant été anticipés de longue date, encourageant ainsi les lecteurs à tenir bon, même au cœur de grandes crises. Celles-ci apparaissent comme des étapes prédéterminées, conduisant ultimement à l’avènement d’une nouvelle ère.

En Judée, le 2e siècle avant notre ère débuta avec l’installation du pouvoir séleucide qui chassa celui des Ptolémées, et se poursuivit par la révolte locale des Maccabées (167-141) qui conduisit à l’instauration du nouveau pouvoir juif hasmonéen. Ce contexte a fortement marqué les plus anciennes apocalypses, qui font clairement allusion aux évènements de la première moitié de ce siècle. Après cela, le contexte des révoltes juives contre l’Empire romain, tout particulièrement après la destruction du Temple de Jérusalem par les romains en 70, a représenté une nouvelle impulsion provoquant la composition de nouvelles apocalypses. Celles d’Esdras et de Baruch réfléchissent tout particulièrement au problème de la disparition du temple.

Les reliques du Temple de Jérusalem portées en triomphe par la troupe romaine
Les reliques du Temple de Jérusalem portées en triomphe par la troupe romaine |

Bibliothèque nationale de France

Juifs contemplant l’incendie du temple de Jérusalem
Juifs contemplant l’incendie du temple de Jérusalem |

Bibliothèque nationale de France

Les apocalypses juives apparaissent donc comme une littérature érudite de résistance, répondant tout particulièrement aux grandes questions du sens de l’histoire et de la justice divine (« théodicée »). Au croisement de différentes traditions locales (sagesse, prophétie) et étrangères (proche-orientales et grecques), elles réagissent aux changements sociopolitiques des époques hellénistique et romaine, en spéculant sur la destinée et le fonctionnement cachés du monde, dans le but d’encourager le fidèle à continuer de croire en la justice divine malgré les désordres du monde.

Notes

  1. John J. Collins, Apocalypse : The Morphologie of a Genre (Semeia 14), Atlanta, Society of Biblical Literature, 1979, p. 9.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

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